Bernard Frank : «L'antimalraux», «Adam», novembre 1967, n° 16, p. 8-9.

Bernard Frank : «L'antimalraux», Adam, novembre 1967, n° 16, p. 8-9.

 

Avant les réserves ou les compliments, avant même toute lecture, disons notre plaisir qu'il y ait un nouveau Malraux en librairie, sur nos tables. Peu importe que ce livre soit un chef-d'œuvre ou pas. Après dix ans de silence, comme c'est plaisant qu'un homme intelligent nous donne de ses nouvelles, consente à monologuer pendant douze heures devant nous. Après tout, ce n'est pas tous les jours qu'une des plus fameuses bandes illustrées de la littérature se décide à sortir de son cadre pour nous parler en des termes qui ne soit pas seulement des ballons. Une vie à la France-Soir, qui tenterait de s'exprimer comme un beau livre, c'est le rêve.

Sans nous en rendre compte, nous étions devenus étrangement indulgents. On nous avait tellement gavés depuis quinze ans de livres insignifiants, ennuyeux, on avait tellement tenté de nous faire prendre des trouvailles de Concours Lépine pour des chefs-d'œuvre dignes de Proust, de Joyce, de Faulkner, que lorsqu'un écrivain célèbre de plus de soixante-six ans se réveille, cela nous paraît aussi grisant que l'irruption d'un jeune écrivain de génie.

Les six cents pages de Malraux c'est la fraîcheur, la brise même de la littérature.

Nos vieux briscards des lettes en ce moment, mangent leur pain blanc. Pourvu qu'ils ne disent pas trop de «conneries», chaque livre qu'ils publient a de bonnes chances d'être salué d'une salve de mille coups de canon, comme si quelque vaste flotte victorieuse rentrait au port ou qu'un poupon royal, longtemps attendu, venait de naître, à la cour de Belgique, par exemple. Voyer Sartre et ses Mots, Aragon et son Oubli, voyez même Mauriac et ses Mémoires politiques. Les grands écrivains (ce qui n'était jamais arrivé jusqu'alors) bénéficient du même sort que les grands peintres. Passée une certaine ligne, ils sont sacrés. Je n'ai jamais connu une époque à la fois aussi oublieuse et respectueuse que la nôtre. Nous en étions arrivés à ce degré de disette que moi, qui n'ai jamais trouvé que Camus écrivait aussi bien que Druon l'affirme, j'en venais à regretter de ne pas savoir ce que Camus voulait dire par mesure méditerranéenne ou quelle suite il aurait donné à son Homme révolté. J'avais tellement faim que j'aurais pu m'engouffrer dans un drugstore et commander n'importe quel Saint-Exupéry.

 

 


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Avec le temps, la méchanceté et l’acharnement que l’on a pu exercer sur l’oeuvre et la personne de Malraux se retournent contre son point d’origine et se révèlent comme pure sottise.