«Bravo», juin 1931, p. 28-29 G.-R. Manue : «A la recherche des capitales mortes. André Malraux part pour la Mongolie.»

Bravo, juin 1931, p. 28-29

G.-R. Manue : «A la recherche des capitales mortes. André Malraux part pour la Mongolie.»

 

Entre tous les écrivains qui ont atteint la trentième année, André Malraux occupe une position particulière, en flèche, qui lui vaut autant d'admirations que d'inimitiés. Les partis le réclament, ses aînés l'interrogent et l'observent curieusement.

Les gens d'action hésitent à le prendre pour un des leurs. Les intellectuels l'adopteraient, sans discussion, n'étaient ces fugues fréquentes toutes entières voués à une action dont ils n'aperçoivent point les buts. Les générations d'après-guerre ont pour lui un goût violent et jaloux, anxieux de le disputer à Rome ou à Moscou, deux havres vers lesquels le poussent leurs désirs également passionnés.

André Malraux s'est imposé d'un coup, avec un livre dont le son, la matière, la densité étaient nouveaux, lourds de mystère. On savait qu'il revenait d'Asie. On lui prêtait les aventures les plus dangereuses. Ses Conquérants semblaient la transposition, à peine romancée, de son séjour à Canton, aux moments les plus critiques de la révolution chinoise. Ce livre fit l'unanimité dans l'éloge. Son héros, Garine, avait de quoi attacher les cœurs les plus divers et les plus exigeants. Il était courageux, sans illusion, volontaire et plein d'un désespoir lucide qui donnait une armature tendue à chacun de ses actes. Il vivait dans la hantise de la mort, sans la craindre, mais plein de mépris pour cette vie qui ne le satisfaisait plus.

On s'est empressé de voir en Garine le portrait de l'auteur. Le récit n'avait-il point le ton et la plénitude qu'ont seuls ces mémoires écrits par des hommes d'action, durant les accalmies :

Qu'allait faire Malraux, revenu de son expérience révolutionnaire, quelle serait son attitude parisienne, comment concilierait-il les nécessités de la vie et l'amour d'une doctrine impitoyable ? Autant de questions que se sont posés ceux qui, sur la foi des Conquérants en avaient, secrètement, fait un chef de file.

Il a certainement déçu ceux qui l'eussent souhaité, à leur tête, jetant des manifestes, créant un esprit, une école, un mouvement. Malraux est bien trop individualiste pour souhaiter même d'être le chef d'une chapelle.

Son deuxième livre : La Voie royale, a eu une audience encore plus large que Les Conquérants, mais il a trouvé des critiques plus violents qui ne pardonnaient point à l'auteur d'avoir trompé leurs pronostics. On aime, à Paris, que l'écrivain ait une ligne, et s'il en sort, pour battre les sentiers, il faut qu'on sente qu'il y reviendra nécessairement. Où va Malraux après la Voie Royale ? Les partisans de droite qui espéraient que le goût de l'autorité qu'on devine si puissant chez lui, le conduirait fatalement vers l'ordre sont déçus. Ils le traitent de bolchévisant, étiquette qui ne veut rien dire, titre que lui refusent, en tout, cas, les gens de gauche, qui voient en lui un bourgeois dont la pensée seule est révolutionnaire.

Malraux ne donne aux uns ni aux autres les apaisements qu'il serait si facile de doser. On retrouve là ce mépris qui charme et agace.

On savait qu'il avait passé l'été 1930, en Afghanistan dans des régions sans sécurité. Ce qu'il y faisait ? Les uns disent : la révolution, les autres : des fouilles. Il en est revenu, apportant dans ses bagages les plus beaux spécimens de l'art gothico-bouddhique qu'il avait arrachés aux sables, linceul des villes mortes. Les expositions qu'en fit la N.R.F. eurent le don de provoquer la tempête parmi les spécialistes des arts d'Extrême-Orient.

On a fait les suppositions les plus invraisemblables sur l'origine des têtes qu'il exposait. Il n'a rien expliqué, rien démenti. L'essentiel n'était-il pas qu'elles fussent là, exposées sur leurs socles de bois noir, obsédantes, vivantes ?

* * *

Malraux repart pour l'Asie qui l'a envoûté. J'ai maintes fois tenté de lui faire partager ma passion de l'Afrique. Mais ce continent n'éveille en lui que de pénibles échos. Il appartient aux pays jaunes. Il va regagner l'Afghanistan, par la route d'Asie mineure, revoir Téhéran, Ispahan et Ghazni, la ville interdite. Puis, il remontera vers Kirman, pour atteindre Karakoroum, l'ancienne capitale de Gengis Khan. Dans ces marches mongoles, il campera sous la tente basse que secoue le vent glacé des hauts plateaux. Il cherchera dans l'incertaine mémoire des hommes et sur les pierres, le souvenir des cités ensevelies. Que rapportera-t-il de ce voyage voué autant à la chance qu'à la méthode. Quels secrets ? Je l'imagine, dans un de ces paysages largement composé, où rien n'arrête l'œil jusqu'au plus lointain horizon qui tremble sous la lumière. L'étape a été dure. Il est depuis des semaines, seul avec sa femme, entouré de ses muletiers, de ses terrassiers indigènes qui n'échangent avec lui que ces quelques mots, pleins, qui servent à vivre : la faim, l'eau, le bois, le feu, la route. Les hommes ont monté le camp, pendant qu'il délimitait des gisements. Maintenant, ils piochent, remuent la terre. Malraux ne veut se soucier que du repas qu'il faut préparer. Maître, il juge dans cette solitude, il ne veut pas se laisser gagner par l'impatience, ne rien accorder à l'émotion.

Un indigène l'appelle. L'outil a sonné sur la pierre dure. Doucement, avec ses mains, il va libérer de sa gangue, le visage secret, puis cette couronnée, vestige d'un empire mort. Est-cela, cela seulement qu'il est venu chercher près du Toit du Monde ?

Ces statues modifiées qu'il va, avec des gestes tendres, dégager de leur enveloppe de boue, ce sont les raisons apparentes d'un si long voyage, celles qui le justifient. Mais je sais bien que les mobiles vrais de Malraux sont différents. C'est encore lui qu'il est venu chercher au cœur de l'Aie.

Pendant des jours et des jours, tandis que sa caravane suivra les sentiers qui enlacent les montagnes nues, il aura avec lui-même une confrontation magnifique si loin de Paris, de la civilisation qui l'a nourri, il se retrouvera, nu, et livré à ses seuls réflexes d'homme. Tout ce qui, en Europe, ne compte plus guère, reprendra là sa valeur : l'œil qui voit loin, la jambe qui résiste, la décision rapide, l'attitude qui impose tout ce qui est le courage dans sa forme la plus simple : défendre, conserver sa vie.

Défendre et conserver ce à quoi il tient d'autant plus qu'il en sait la vanité, l'inutilité.

* * *

J'ai rencontré André Malraux pour la première fois, il y a cinq ans. J'allais partir pour la Chine. Daniel Halévy, qui admirait Malraux, voulut me le faire connaître.

Ce fut dans une pâtisserie de la rue de Beaujolais, derrière la Nationale. Une pâtisserie paisible où des enfants, des jeunes filles buvaient sagement leur thé, en lorgnant les gâteaux en pyramides.

Nous nous sommes accrochés aussitôt. Je sentais bien tout ce qui me séparait de lui, tout ce que j'aimais, que je servais, qui n'avait pour lui aucun sens, et jusqu'à cet ordre accepté, en désespoir de cause, que lui continuait à rejeter. Mais il y avait un terrain stable, solide, sur lequel nous étions parents.

Nous parlions le même langage. Je revenais d'Afrique, de la légion. Il revenait de Canton. Nous avions, l'un et l'autre, vu des hommes, vécu dans la compagnie d'hommes courageux. Pour ce voyage de Chine que j'allais mener comme une aventure, il me donnait des conseils de soldat à soldat, d'aventurier à aventurier. Une amitié s'est créée, ce jour-là, que chaque année a enrichie, parce qu'elle ne doit rien à Paris, rien à ce monde d'Europe, mais qu'elle cherche son aliment dans le jeu et le risque.


Téléchargement.