Claude Brûlé : «Où en sont nos mandarins», «Réalités Femina-Illustration», juin 1957, n° 137, p. 47-49. «André Malraux», p. 49.

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Le vieux lièvre Mauriac préfère ainsi à tout la rumeur passionnée de notre grand cirque. L'aigle Malraux, lui, a lâché sa plume de romancier pour regagner les cimes. Des cimes d'où il aperçoit, loin, très loin, la grande plaine chinoise et les sanglants souvenirs de sa jeunesse. Bien que sa biographie constitue une éblouissante série de «zones d'ombres», on sait en effet, à peu près certainement, que l'auteur de La Condition humaine vécut en Chine les heures brûlantes de la Révolution. On l'imagine, fiévreux et tendu, le visage prodigieusement mobile, la voix haletante et pathétique, dans l'un de ces halls d'hôtels minables où se réunissaient, avant de jaillir, fusil au poing, dans la rue, les commandos de la guerre civile. On devine autour de lui cet univers dangereux et fraternel qu'il nous a virilement décrit, avec ses idéalistes gorgés d'opium, ses chefs de bandes qu'on suppliciait dans les locomotives, ses belles aventurières nues sous leur robe de soie sauvage, ses desperados venus d'Europe chercher un sens au mot «destin», ses trafiquants qui pipaient tous les dés, sauf ceux de l'amitié. Un peu plus tard, nous retrouvons Malraux en Espagne : avec ses droits d'auteur, il achète de vieux avions de bombardement qu'il répare en hâte et livre lui-même aux républicains. C'est là, m'a-t-il raconté, qu'il entendit le plus beau mot d'un homme sur la guerre. Comme les troupes de Franco sortaient de leurs tranchées et attaquaient une position des «rouges», l'officier qui défendait ce fortin cria à ses troupes : «Visez juste, mais tirez sans haine, car ce sont nos frères…»

Malraux, devenu grand-prêtre du R.P.F., n'a pas renié ce temps où son marxisme sentait la poudre. Chez lui, entre un poignard made in Hong-Kong et une carte du royaume de Saba, il conserve parmi ses reliques le «diplôme d'honneur» que lui décerna la Pasionaria… En fait, le communisme n'a pas été une erreur, mais un moment de la vie de Malraux. Un moment au sens hégélien du terme, c'est-à-dire qui possédait à la fois une justification logique, une durée limitée par l'exercice même, de cette logique et l'appel de son contraire. Le gaullisme, après les luttes dans la nuit de la Résistance, fut, lui aussi, un moment essentiel. Le romancier des Conquérants est fasciné depuis toujours par toutes les aventures qui demandent à l'homme d'accepter un ordre plus qu'humain. D'où sa célèbre phrase désabusée à de Gaulle : «Vous nous avez conduits au bord du Rubicon, mais c'était pour pêcher à la ligne…» Aujourd'hui, dix ans après son passage dans la vie politique officielle et ses bagarres électorales contre les hommes de main du P.C., André Malraux a choisi la solitude. Son Colombey-les-deux-Eglises, c'est son pavillon de Boulogne. Et ses seuls compagnons s'appellent maintenant Rembrandt, Carpaccio, La Tour, Cézanne et ces maîtres inconnus qui ont dessiné les fresques de Pompéi, les masques de guerre de Polynésie et les bisons rouges et noirs des grottes de la préhistoire…

C'est à l'Art – aux peintres et aux sculpteurs de tous les temps et de tous les pays – que Malraux demande en effet cette transcendance naguère demandée à Lénine et à de Gaulle. Il n'y a aucune rupture dans cette quête passionnée, car elle poursuit toujours, quelle que soit la route qu'elle emprunte, le même secret et la même joie. Il s'agit sans cesse de découvrir ce qui nous permettra de ressembler un peu aux dieux que nous avons créés. Hanté par la création figurative, Malraux a presque perdu tout contact avec la littérature pure : il a fait ses adieux au roman avec Les Noyers de l'Altenburg, qu'il voulut annoncer lui-même comme sa dernière œuvre d'imagination, et ne fréquente pratiquement plus les éditeurs ou les chapelles. Il polit dans le silence le commentaire fulgurant des beautés qui le bouleversent, et nous en lance à son gré des fragments pleins de brûlures et d'espoir. Depuis son départ pour le Siam, après l'Ecole des Langues orientales, Malraux avait choisi l'Art pour compagnon de route : dans La Voie royale, les ruines gigantesques d'Angkor apparaissent déjà derrière chaque trouée de la forêt. Et, dans son bureau du R.P.F., avenue de l'Opéra, les fiches sur Manet et Giorgione voisinaient avec les notes sur Thorez, Mao Tsé Toung et Ho Chi Minh.

Je me souviens d'une soirée merveilleuse où j'avais emmené Malraux écouter, dans un petit studio près de l'Etoile, des disques enregistrés clandestinement pendant l'occupation. Il décida de revenir à pied. C'était la douceur et l'allégresse de juin. Nous mîmes deux heures à regagner l'Opéra : pendant ces deux heures, j'eus pour moi seul le don de l'un de ces monologues survoltés et sublimes où Malraux livre peut-être le plus intense de lui-même. Je n'oserai naturellement pas tenter de reconstituer cette longue méditation lyrique, qui entrelaçait avec fouge tant de thèmes divers. Mais j'entends encore cette voix qui faisait répondre à Karl Marx par Wagner, à Churchill par Delacroix, à Mauriac par Platon, à Platon par les sorciers bantous, et à la Chine par le sourire de Reims… Sartre est un professeur, mais Malraux est un prophète. Je suis heureux d'avoir rempli, cette nuit-là, le rôle qui convient aux compagnons des prophètes : dix fois, vingt fois, j'ai empêché une voiture d'écraser André Malraux. D'autres phares, cette nuit-là, faisaient briller ses yeux.

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