Image of D/1964.04.18 — André Malraux : «Face aux puissances de la nuit», «Actuelles», juillet 1964, n° 6, p. 16. – Discours prononcé pour l'inauguration de la Maison de la culture de Bourges. Le texte est repris dans «Le Monde», 21 novembre 1996,p. 16.

D/1964.04.18 — André Malraux : «Face aux puissances de la nuit», «Actuelles», juillet 1964, n° 6, p. 16. – Discours prononcé pour l'inauguration de la Maison de la culture de Bourges. Le texte est repris dans «Le Monde», 21 novembre 1996,p. 16.

Le texte est repris dans «Le Monde», 21 novembre 1996, p. 16.


Ce qui se passe ici est une certaine aventure probablement dans le monde entier. Il y a cinq ans, nous avons dit que la France reprenait sa mission dans l'ordre de l'esprit et on nous a répondu de tous côtés : faites donc appel aux Français, ils ne viendront pas. Eh bien ! puisque la télévision existe, au lieu de regarder les orateurs, qu'elle prenne cette salle : la France qu'on avait appelée, elle est là ! Dans cette ville de 60.000 habitants, voilà une salle entière de gens qui se sont dérangés pour le domaine de l'esprit. Et si, à Paris, dans un district de 10 millions d'habitants, il y avait autant d'adhérents qu'il y en a dans cette ville, il n'y aurait pas une salle de Paris qui put contenir les Français qui devraient s'y trouver.

Je dis que c'est une aventure dans le domaine de l'esprit parce qu'il faut que l'on comprenne bien que le mot loisir devrait disparaître de notre vocabulaire commun. Oui ! il faut que les gens aient des loisirs. Oui ! il faut les aider à avoir les meilleurs loisirs du monde. Mais, si la culture existe, ce n'est pas du tout pour que les gens s'amusent, parce qu'ils peuvent aussi s'amuser et peut-être bien davantage, avec tout autre chose et même avec le pire.

Ce qui est la racine de la culture, c'est que la civilisation qui est la nôtre et qui, même dans des pays en partie religieux, n'est plus une civilisation religieuse, laisse l'homme seul en face de son destin et du sens de la vie. Et ce qu'on appelle la culture, c'est l'ensemble des réponses mystérieuses que peut se faire un homme lorsqu'il regarde dans une glace ce que sera son visage de mort.

Or, la seule force qui permette à l'homme d'être aussi puissant que les puissances de la nuit, c'est un ensemble d'œuvres qui ont en commun un caractère à la fois stupéfiant et simple d'être les œuvres qui ont échappé à la mort.

Lorsque nous parlons de culture, nous parlons très simplement de tout ce qui, sur la terre, a appartenu au vaste domaine de ce qui n'est plus, mais qui a survécu. Ne parlons pas même d'immortalité car la Renaissance a voulu l'immortalité, mais ce qui la précédait ne voulait que l'éternité. Peu importe, nous n'avons plus aucune réalité de César ou d'Alexandre; les rois sumériens sont à peine pour nous des noms; mais, lorsque nous sommes dans un musée en face d'un chef-d'œuvre contemporain d'Alexandre, nous sommes dans un dialogue avec cette statue. Lorsque nous lisons L'Iliade, nous sommes dans un dialogue avec quelque chose dont il ne reste rien. Et, lorsque nous pensons à ce que fut la Grèce antique…, lorsque nous pensons qu'il ne reste absolument rien de ce qui fut pourtant la première liberté des hommes, nous savons que nous entendrons quelque chose que vous allez entendre, tout de suite, car je n'ai qu'à citer, c'est la voix d'Antigone lorsqu'elle dit : «Je ne suis pas sur la terre pour partager la haine, mais pour partager l'amour».

La culture c'est l'ensemble de telles paroles et l'ensemble de toutes les formes, fussent-elles les formes du rire, qui ont été plus fortes que la mort parce que la seule puissance égale aux puissances de la nuit, c'est la puissance inconnue et mystérieuse de l'immortalité.

Nous savons tous que le machinisme est un phénomène sans précédent, mais ce que nous semblons presque tous sinon ignorer du moins ne pas reconnaître, c'est que, depuis un temps assez court, disons à peu près depuis trente ans, au machinisme considéré comme agissant contre l'homme et surtout contre ses rêves s'est ajouté un autre machinisme qui est précisément le machinisme du rêve. Nous avons inventé les usines de rêve les plus prodigieuses que l'humanité ait jamais connues et, à proprement parler, nous avons inventé les seules usines de rêve que l'humanité ait jamais connues.

Il y a cent ans, il allait à Paris trois mille personnes à un spectacle par jour. Si l'on tient compte de la télévision, il en va aujourd'hui probablement trois millions. Or, quelles en sont les conséquences ? Les conséquences c'est que l'humanité toute entière est investie par d'immenses puissances de fiction et ces puissances de fiction sont aussi des puissances d'argent ou des puissances politiques de même nature, mais je ne veux pas poser de problème politique. Limitons-nous au monde libre et aux puissances d'argent.

Faire rêver cent millions d'hommes, c'est devenu possible à partir du moment où un metteur en scène américain utilisant une actrice suédoise pour interpréter l'œuvre illustre d'un romancier russe – je veux dire Anna Karénine – peut faire pleurer l'univers. Nous avons découvert avec Chaplin et avec Garbo et avec tant d'autres que certains moyens peuvent faire rire et pleurer l'univers, par-delà les immenses dépendances de races. Nous avons découvert qu'il y a en chacun de nous une vulnérabilité du rêve, mais en même temps ceux qui vivent de ces usines ont découvert quels étaient les moyens d'action sur cette vulnérabilité. Et nous sommes dans une civilisation qui est en train de devenir vulnérable du fait très simple que ce qui est le plus puissant sur les rêves des hommes, ce sont les anciens domaines sinistres qui s'appelaient démoniaques : le domaine du sexe et le domaine du sang.

Même un peu plus bas, il y a tout à gagner dans le rêve, en regardant vers la terre. Il y a tout à gagner en regardant par en bas. Et l'enjeu est de savoir si l'humanité, dans la mesure où elle croit qu'elle s'amuse, acceptera de se vouer à ses rêves les plus sinistres.

Si nous voulons que la France reprenne sa mission, si nous voulons qu'en face du cinéma et de la télévision les plus détestables, il y ait quelque chose qui compte et qui ne soit pas simplement les réprouvés, ce qui n'a aucun intérêt, il faut qu'à tous les jeunes hommes soit apporté un contact avec ce qui compte au moins autant que le sexe et le sang car après tout il y a peut-être une immortalité de la nuit, mais il y a sûrement une immortalité des hommes.

Il se trouve que certains pays ne sont jamais grands que lorsqu'ils sont grands pour les autres. La France ce n'est pas la France fermée sur elle. Pour le monde entier, c'est à la fois les croisades et la Révolution. Sur toutes les routes de l'Orient, il y a des tombes de chevaliers français; sur toutes les routes de l'Europe, il y a des tombes de révolutionnaires français.

Reprendre le sens de notre pays, c'est vouloir être pour tous ce que nous avons pu porter en nous. Il faut que nous puissions rassembler le plus grand nombre d'œuvres pour le plus grand nombre d'hommes. Telle est la tâche que nous essayons d'assumer de nos mains périssables.


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