D/1956.04.15 — André Malraux : «Rembrandt» (Malraux parle de Rembrandt)

«André Malraux parle de Rembrandt», extrait du discours intitulé «Rembrandt et nous», prononcé à Stockholm, le 15 avril 1956, à l'occasion du 350e anniversaire de la naissance du peintre. L'Express [Paris], n° 252, 20 avril 1956, p. 18-19.

Ce texte, remodelé, constituera le chapitre 8 de L’Irrél.


 

 

André Malraux

 

André Malraux parle de Rembrandt

 

 

Derniers paragraphes

Entre 50 et 60 ans, Rembrandt tente à maintes reprises de peindre le visage isolé du Christ – que le divin fuit d'autant plus que le tableau l'isole davantage. De ce qui fut visage d'icône ou Pantocrator, il fait le portrait de Jésus. Celui du fils de Marie, car le fils de Dieu n'a pas de portrait, il a des symboles. Le portrait «psychologique» est né de la mort du sacré, dont l'art peignait les visages tels que les voyaient les dieux ou la mort, non tels qu'ils devraient être pour exprimer une personne ou un dessin. Et ce portrait, si individualisé qu'il soit, n'a nullement renoncé à l'«autre monde» que Venise devait à l'imaginaire. Mais l'«autre monde» du Christ est sa divinité, insaisissable par l'imaginaire pictural, parce qu'elle est Vérité. Lorsque Le Greco avait isolé le visage de Jésus, il avait tenté de retrouver l'expression symbolique en écartant l'individualisation, en peignant le «contraire d'un portrait». Il avait apporté la lumière au Christ roman. Rembrandt voulait en éclairer Jésus vivant; sa torture n'est pas de devoir employer les moyens de l'imaginaire (quel peintre, depuis la mort du Greco, en emploie d'autres ?) mais de tenter par eux d'atteindre le sacré : de faire accéder ce qui est advenu dans le temps et dans l'apparence, à ce qui est, hors du temps et de l'apparence. Or, l'imaginaire ne manifeste pas la Vérité : il lui succède. Le drame de Rembrandt semble continuer celui de Michel-Ange, mais d'un Michel-Ange sans Jules II, sans Sixtine et sans fidèles, d'un Michel-Ange dont la Victoria Colonna s'appelle Henriette Stoffels et qui n'oserait pas inventer le Christ du Jugement dernier. Le plus poignant génie chrétien depuis le Moyen Âge, celui qui a créé pour des siècles le gibet des Trois Croix, les figures de pitié de La Pièce aux cent florins et des Pèlerins d'Emmaüs, celui dont l'art semble parfois traversé du cri terrible de la Vierge lorsque se déploie sur le ciel la croix qui monte, a peint à onze reprises au moins des Saintes Faces, et pas une n'est restée dans la mémoire chrétienne.

Pour que Rembrandt puisse représenter le Christ selon son génie – Les Pèlerins d'Emmaüs, La Pièce aux cent florins – il faut qu'il représente une scène; qu'il crée, par ses propres moyens, l'autre monde que l'art sacré créait par la représentation symbolique.

A travers les versions successives des Pèlerins d'Emmaüs, depuis celle du Musée Jacquemart-André où, derrière l'apparition impérieuse, une femme cuit dans l'ombre le pain de chaque jour, jusqu'à la version du Louvre, le tableau semble chercher son Christ. Le chef-d'œuvre est convaincant comme un oratorio, non comme un spectacle, non comme un portrait; et c'est à sa musique que Rembrandt, par un accord unique, a accordé le Christ aux mains de Cène et aux petits bras de marionnette ardente, l'un des plus émouvants qu'il ait peints, parce qu'il n'est pas un portrait. Tout l'en délivre : son caractère d'apparition, son nimbe de lumière (sans lequel le tableau changerait de nature), le traitement du visage enfin, tel que l'agrandissement de cette face minuscule devient un symbole de la pitié. Ce visage de Jésus si peu semblable à ceux des autres versions des Pèlerins, y compris la gravure, et que nous retrouverons bientôt dans La Pièce aux cent florins, vient peut-être du plus profond de Rembrandt; car s'il n'est pas rigoureusement le sien, il rassemble du moins les traits communs à son frère, à sa sœur et à lui-même, dans le masque de famille qu'il a projeté comme un voile sur tant de ses personnages, et jusque sur certains portraits de Saskia…Ces yeux ne viennent pas du ghetto d'Amsterdam, parce qu'ils ne viennent pas du monde de l'apparence, que nie le tableau entier. Au «Tel fut Jésus» des onze portraits, ne correspond aucun : «Telle fut la rencontre d'Emmaüs» : si l'on en doute, que l'on rapproche celle-ci de celle du Caravage. Comme la crucifixion des Trois Croix – hymne de ténèbres élaboré à travers des «états» successifs, comme toutes les scènes bibliques depuis Jacob et l'Ange jusqu'à La Déposition, cette rencontre ne peut avoir eu lieu nulle part sur la terre – pas plus que les crucifixions de Byzance, pas plus que celle du Dévot Christ. Mais dans Les Trois Croix, on ne distingue pas le visage de Jésus.

 

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