D/1958.09.17-22 — André Malraux : «Discours aux Antilles et en Guyane, 17-22 septembre 1958»

André Malraux, «Discours et allocutions prononcés par Monsieur André Malraux à l'occasion de son voyage aux Antilles, [16-22 septembre 1958]», s.d. [1971], 7 p.


 

 

André Malraux

 

Discours et allocutions prononcés à l'occasion

de son voyage aux Antilles du 17 au 22 septembre 1958

 

 

Extrait

J'avais l'intention de serrer les mains l'une après l'autre mais les mains sont si nombreuses que je ne les serrerais pas. Et pourtant, lorsque je parlerai à vous, pour vous et par vous, car, comme l'a dit le Général de Gaulle, si vous n'étiez pas là nous n'aurions pas tout à fait le droit de parler. (Applaudissement très vifs)

Ce que j'ai à dire sur le destin de cette île, celui de la France tout entière, et peut-être celui du monde, je le dirai tout à l'heure. Je vais d'abord vous dire merci au nom de la France.

L'une des vôtres, qui porte sur sa poitrine la Croix de guerre, quand elle était devant moi, m'a donné envie d'embrasser cette Croix de guerre parce qu'elle était celle que vous aviez conquise. Qu'est-ce que ça peut nous faire, les pauvres puérilités qu'on nous oppose. Mon pauvre camarade, sans doute ancien combattant aussi, qui avait dit tout à l'heure au nom des anciens combattants : «Je proteste», je vais vous raconter une pauvre et grande histoire qui est celle de notre pays.

Il fut un temps où il n'y avait plus rien, plus de France et après tout le déshonneur. Et puis il y a un homme qui a dit ce que vous savez, et puis il y a tous ces hommes qui vous entourent simplement. Et chacun de ces hommes a pensé que, lui, ne reconnaîtrait pas ce que reconnaissait un homme pourtant digne de respect à bien des égards, et que dans son cœur il combattrait pour sa France. Vos hommes ont traversé sur de misérables canots la mer pour rejoindre les Forces Françaises navales libres, ils sont allés au Bataillon du Pacifique, dont presque tous les Antillais sont morts à mes côtés. Ils sont allés à Royan et il se trouve qu'un hasard, aujourd'hui historique, fait que nous avons combattu ensemble. Les Français de la Métropole ont pensé comme eux et, à travers tant de morts – car, attention : la Résistance française c'était deux fois plus de morts que de vivants, les F.F.L. c'était deux fois plus de morts que de vivants. A cause de ces hommes simples qui avaient choisi simplement leur âme, un jour Paris délivré par lui-même et redevenu Paris et la France est redevenue la France.

Alors dans le monde entier, il y a ceux qui nous aimaient, qui avaient fermé leurs boutiques en signe de deuil lorsque la France avait été vaincue, qui ont pavoisé les villes d'Amérique latine parce que la France était libre. Alors nos hommes, nos femmes, qui étaient dans ces atroces camps de concentration depuis un an, ont appris que Paris était délivré par lui-même. Alors dans tous les bagnes, depuis la Forêt Noire jusqu'à la Baltique le peuple des ombres se lève sur ses jambes flageolantes et ces hommes et ces femmes, ces bagnards qu'on appelait les rayés et les tondus, les nôtres, notre peuple, nos frères, accueillirent nos chars libérateurs en sachant que même s'ils ne devaient jamais revoir la France ils mouraient avec une âme de vainqueurs.

Ce qui a été fait alors, a été fait de la façon la plus simple du monde, chacun à sa place, par tous les hommes qui m'entourent ici. Comprenez bien, si vous avez été des nôtres, camarades combattants, que vous devez laisser les pauvretés misérables face de l'Histoire et que ce qui vous accompagne ici c'est la voix la plus profonde et silencieuse du peuple, de tous ceux qui ont fait en silence ce qu'ils devaient faire et dont les survivants vous parlent au nom de leurs morts.

 

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