D/1968.06.20 — André Malraux : «Union pour la Défense de la République. Discours prononcé au parc des Expositions»

André Malraux, «Union pour la défense de la République. Discours prononcé au parc des Expositions, le 20 juin 1968, par Monsieur André Malraux», Paris, ministère des Affaires culturelles, s.d. [1970], [6 p.].


 

André Malraux

 

Union pour la Défense de la République

Discours prononcé au parc des Expositions le 20 juin 1968

 


 

Extrait :

Comme la plupart d'entre vous, j'ai entendu M. François Mitterrand commencer ainsi son allocution à la télévision :

« Supposons que la gauche soit au pouvoir.

« Supposons que le drapeau noir flotte boulevard Saint-Michel. Supposons que le sang rougisse les payés du quartier latin, chez Peugeot, chez Renault, dans de nombreuses villes de province.

« Supposons qu'un formidable mouvement social ait entraîné avec lui, en quatre jours, neuf millions d'hommes et de femmes.

« Supposons que nous sommes au bord de la guerre civile.

« Que dirait-on dans certains milieux ?

« On prétendrai, soyez-en sûrs, que c'est normal, ce désordre, cette impuissance, cette gabegie, puisque c'est la gauche qui gouverne ».

Non.

Nous ne dirions pas que c'est normal parce que c'est la gauche qui gouverne. Car déjà vos amis ne gouverneraient plus, car déjà, comme toujours, vos amis, à l'exception des communistes, ne seraient plus là. Ces amis, que vous appelez impudemment la gauche, ou ridiculement les Conventionnels, seraient déjà partis, et un Président de la République impuissant s'affolerait à les remplacer.

Parce qu'en face de neuf millions de grévistes, en face de la guerre civile – et même en face de beaucoup moins – ce n'est jamais de vos amis que la France a entendu : « Je ne me démettrai pas ».

Tout ce qui vient de se passer, vous n'auriez le droit de vous en prévaloir que si vous étiez, comme vous le croyez un peu vite, nos successeurs, alors que vous n'êtes que nos prédécesseurs.

Vous nous dites : « Qu'importe aux jeunes le 18 juin 1940 ? Ils n'étaient pas nés ».

Un instant.

Si le 18 juin n'était que l'un des symboles de notre continuité nationale, ce ne serait déjà pas si mal. Mais vous oubliez vite que c'est un symbole d'autre chose, d'une autre chose que vous ne voulez pas voir parce qu'elle vous tient aujourd'hui à la gorge : la force que donne, à un homme qui en est digne, la volonté d'assumer la France. Ce qui nous sépare aujourd'hui de vous et des vôtres, ce n'est pas ce que vous appelez une politique, c'est que vous assumez un parti, et qu'il assume la France.

Que l'on me comprenne bien. Je ne désire pas entreprendre ici l'histoire du gaullisme : je désire en tirer la signification, afin de faire comprendre pourquoi rien aujourd'hui n'est nouveau, pourquoi nous émergeons d'un drame que le gaullisme a plusieurs fois rencontré.

Car notre drame, ce n'est pas la crise que nous sommes, peut-être, en train de surmonter, et dont je parlerai bientôt. Notre drame n'est pas derrière nous, il est devant. Ce ne sont plus les neuf millions de grévistes, c'est ce qui permettra à leur grève de n'être pas vaine. De ne pas faire ce qu'ont toujours fait vos amis. Monsieur Mitterrand, ce que vous feriez demain : compenser les augmentations de salaire par l'inflation.

Qu'est-ce que le 18 juin ? D'abord, la vieille image de la déroute. Les files sans fin des paysans dans la nuit avec leurs charrettes millénaires, l'armée prisonnière, la France veuve d'elle-même, que le monde ne reconnaît plus. Et puis, au respect ou à la haine de l'univers, un homme qui pendant quatre ans, sur le terrible sommeil de notre pays, en maintient l'honneur comme un invincible songe.

Dès lors, apparaît la devise que cet homme pourra revendiquer sa vie entière : faire face.

La France eût été sauvée de toute façon par les Alliés : ce n'eût pas été la même.

1944 n'est pas moins significative que 1940. On connaît le dialogue du Général de Gaulle et du Maréchal Juin :

« – Mieux eût valu intervenir plus tard, dit celui-ci. – C'est parce que je suis intervenu quand tout semblait désespéré, répond de Gaulle, que j'ai pu plus tard parler au nom de la France ». Et si nos jeunes veulent oublier une amère et incertaine victoire, qu'ils n'oublient pas ce que dut posséder de fermeté, pour tenir tête à Churchill, un homme dont celui-ci disait : « Si je l'abandonnais, il n'aurait plus une pierre où reposer sa tête ».

En 1945, il fallut refaire la France. Dans la confusion générale, comme aujourd'hui. Avec tous ceux qui le voulaient, communistes compris. Le Gouvernement Provisoire ne connut pas une seule grève. Et lorsque revint le régime exclusif des partis, le Général de Gaulle regagna Collombey.

Jusqu'en 1958. A quel prix pour la France, peu importe ce soir. De nouveau, celle de nos adversaires chancelait, mendiante, dramatiquement accolée à l'Algérie, incapable de faire la guerre comme de faire la paix. Et de même qu'en 1945, le Général de Gaulle avait fait la France avec les communistes, en 1962 il fit la France avec tous ceux qui l'avaient appelé.

Et il fallait maintenir l'amitié française dans ce qui s'était appelé l'Empire. Et l'amitié française a été maintenue.

De 1962 à 1968 la France, enfin, fut en paix.

Puis, il y a six semaines – il n'y a que six semaines… – les évènements que l'on sait fondirent sur elle. Il est faux qu'on les ait prévus soit dans l'opposition, soit au Gouvernement : ceux qui disaient toujours que tout allait mal continuaient ; ceux qui disaient le contraire aussi. On n'a pas plus prédit neuf millions de grévistes qu'on n'avait en 1940 prédit deux millions de prisonniers. Il s'agit là d'événements qui n'appartiennent pas à la politique mais à l'histoire, et la politique, c'est ce qui reste quand il n'y a pas d'histoire.

 

Pour lire le discours en entier.

 

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Défilé gaulliste du 30 mai 1968 sur les Champs Elysées. André Malraux et Michel Debré.

 

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