D/1974.10.05 — André Malraux : «Discours de Créteil»

«Discours de Créteil», discours prononcé au congrès national de l'Amicale des anciens de la Brigade Alsace-Lorraine, le 5 octobre 1974, à Paris. Bernard Metz [édit.], Amicale des Anciens de la brigade Alsace-Lorraine [Strasbourg], n° 155, 1974.


 

Congrès du 5 octobre 1974 à Paris.

 André Malraux

Discours de Créteil

 

En votre nom à tous, mes Camarades, je remercie le Maire de Créteil de l'hospitalité et de l'honneur qui nous a été faits par le Général Billotte et je voudrais dire très simplement : nous venons de voir l'une des réalisations les plus importantes de France, indiscutablement. Mon Général, nous sommes bien contents qu'elle vous soit due.

Vous avez lu dans le Bulletin de la Brigade, mes compagnons, que des enfants de Toulouse, conduits par leurs maîtres qui sont d'ailleurs des maîtresses, sont allés cet été à Durestal voir ce que vous avez laissé de l'un des premiers maquis : des trous, une cabane en ruine, des tombes, sous la grande indifférence des arbres.

J'aurais voulu dire à ces enfants ce qu'en ce lieu même, j'ai voulu dire aux vôtres : «C'est une grande chose que de dire non quand on n'a rien pour le dire, pas même une voix.

«Nos compagnons n'ont fait que cela. Mais ils l'ont fait».

Et leur voix de silence a été si forte que les enfants l'ont comprise.

Quand nous avons été engagés dans les Vosges, le premier commando était sous les ordres du capitaine Peltre. Il écrivait à sa femme : «Je n'ignore pas que j'ai femme et enfant, et pour vous, pour moi, je tiens à la vie, assez pour faire mon devoir – celui d'homme au sens plein du mot, qui essaie de donner à tous ce qu'il doit de lui-même, et qui est sans témérité.» Maquisards en calot, habitués aux bazookas et à la forêt, nous avions pris position en avant de notre 1e Division Blindée paralysée par une boue préhistorique. Les casques arrivèrent le cinquième jour, et le capitaine Peltre fut tué en distribuant ceux de ses hommes.

Nous l'avons enseveli au cimetière de Froideconche, où sont enterrés les soldats dont on a rapporté les corps.

Les petites filles et l'institutrice avaient passé la nuit à coudre, et toutes nos tombes étaient fleuries de drapeaux enfantins.

Et puis, il y a eu la bataille de Dannemarie. Les fermes et la ville se consumaient au loin ; quand le grand vent glacé faisait sauter les flammes, apparaissait, en position, un de nos chars que commençait à recouvrir la gelée blanche de toujours.

Là, il y avait encore une étable, nos blessés dormaient le long des bêtes chaudes. Les autres attendaient. Je les distinguais à peine, et pourtant eux aussi emplissait la nuit.

Ils ne faisaient rien de romanesque : ils attendaient. Ils attendaient de s'allonger sur la gelée blanche, pour l'attaque ou pour leur première nuit de mort. Ensemble. Et leur fraternité, comme l'incendie, venait du fond des temps, d'aussi loin que le premier sourire du premier enfant.

Et quelques jours plus tard, il y eut l'inépuisable file des prisonniers allemands, enfin aussi longue qu'avaient été les nôtres.

 

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