Image of Denis Marion, «En juin 1938, à Barcelone entre une alerte et l'autre, l'Espoir naissait», «L'Ecran français», 4 juillet 1945, p. 8-9.

Denis Marion, «En juin 1938, à Barcelone entre une alerte et l'autre, l'Espoir naissait», «L'Ecran français», 4 juillet 1945, p. 8-9.

En juin 1938, à Barcelone entre une alerte et l'autre, l'Espoir naissait

Comment André Malraux a tourné son film

 

En 1937, André Malraux écrit et publie son roman L'Espoir.

Au début de 1938, il forme le projet de réaliser un film sur la guerre civile espagnole. Ce film ne devait pas être (et n'a pas été) une adaptation de son livre. C'est évidemment la même expérience qui a inspiré l'un et l'autre. Un épisode leur est commun : celui du raid d'avions sur le champ d'aviation clandestin des franquistes. Mais le scénario du film a été conçu en raison des moyens d'expression propres à l'écran, et comprend de nombreuses séquences originales. Bien qu'il n'eût jamais travaillé pour le cinéma auparavant, André Malraux le composa seul et en écrivit le dialogue, qui fut traduit en espagnol par Max Aub. Boris Peskine procéda au découpage technique.

En juin 1938, la réalisation proprement dite commença à Barcelone, dans un des trois studios que comptait la ville. L'équipement était relativement moderne, mais, depuis deux ans que durait la guerre civile, les locaux avaient été occupés par les troupes ou la police, des appareils étaient devenus inutilisables ou avaient été volés. Il fallut faire venir de France des lampes, les produits de maquillage, la pellicule. Le négatif impressionné était renvoyé dans un laboratoire parisien pour être développé. De ce fait, l'opérateur, Louis Page, travailla à l'aveuglette : un mois se passait avant qu'il pût voir les bouts tournés. L'installation sonore, très défectueuse, tombait en panne à tout bout de champ. Par la suite, il fallut réenregistrer tout le son.

Les difficultés techniques furent celles qu'on peut imaginer dans un pays en guerre. Chaque fois qu'il y avait alerte – et il y avait alerte au moins une fois par jour – le courant électrique était coupé à la centrale, aussi bien pour le studio que pour l'usage domestique. Et il n'était rétabli que cinquante minutes après la fin de l'alerte. De nombreux extérieurs furent tournés sur les champs d'aviation, entre deux bombardements. Pendant toute une nuit, on travailla sur le sommet de la colline de Monjuich, les projecteurs illuminant le ciel dans cette ville soumise au plus rigoureux black-out : par une chance extraordinaire, ce fut une des rares nuits où les avions italiens ne vinrent pas des Baléares.

Pour la première fois à l'écran, des scènes furent tournées à l'intérieur d'un bombardier. Le procédé consista à construire une cellule d'avion en bois, dont les parties amovibles permettaient d'obtenir le recul nécessaire à la caméra dans toutes les directions. Les vues du départ de l'avion, de l'avion en vol et les vues aériennes furent prises à bord du seul Potez qui restait à l'armée républicaine. (Par la suite, elles furent complétées à l'aide de fragments de documentaires utilisés en transparence.) Louis Page déploya des trésors d'ingéniosité pour installer son appareil dans une carlingue où rien n'était prévu à cet effet et dont la disposition ne pouvait être modifiée.

Beaucoup de ceux qui ont vu L'Espoir se sont imaginé se trouver en présence d'un documentaire, tant est parfaite l'illusion d'authenticité. Il n'en est rien. Aucune scène, si courte soit-elle, n'est empruntée directement à la réalité. Toutes ont été reconstituées en studios ou en extérieurs. Par exemple, la droguerie fut recopiée fidèlement sur un magasin existant, auquel on emprunta ses fioles et ses bocaux. La descente de la montage fut tournée dans la sierra de Montserrat, avec le concours de deux mille cinq cents recrues que l'armée venait de lever, mais qu'elle n'avait eu le temps ni d'équiper ni d'habiller.

A l'exception de quelques figurants, tous les acteurs sont des professionnels, et même les meilleurs qui purent se trouver, ce qui ne veut pas dire grand-chose, car le niveau des comédiens espagnols est très bas. Sans doute, plusieurs de ceux qui incarnent les aviateurs avaient pris du service pendant la guerre dans l'armée républicaine et jouaient leur rôle au naturel. Mais le commandant de l'escadrille est interprété par le plus populaire des comiques catalans, le Michel Simon de Barcelone, qui avait depuis vingt ans la vedette dans les vaudevilles à caleçons. Et celui qui tient le rôle du paysan a toujours son nom à l'affiche, à l'heure actuelle, dans les théâtres de Madrid. André Malraux éprouva d'ailleurs beaucoup de peine à imposer à ces hommes habitués à la lenteur et à l'emphase théâtrales le rythme et la simplicité de diction dont il rêvait. Au fur et à mesure des prises de vues, il dut sans cesse inventer de nouveaux artifices pour les contraindre à se plier à son style.

En janvier 1939, le film n'était pas achevé quand les troupes de Franco entrèrent à Barcelone. C'est ainsi que l'on ne verra pas à quoi servent les récipients collectés par les villageois et remplis de dynamite : le scénario prévoyait qu'à l'aide de ces armes improvisées, les républicains mettaient en déroute la cavalerie maure qui venait reconquérir le village. La lutte des partisans contre les tanks et l'intervention de l'armée républicaine régulière n'ont pas non plus pu être réalisées. André Malraux ne se découragea pourtant pas et, après avoir six fois recommencé le montage, il acheva la version actuelle qui, en dépit de lacunes évidentes, n'en possède pas moins indiscutablement une unité dramatique.

En août 1939, le film, baptisé par Malraux Sierra de Teruel (pour bien marquer son caractère d'œuvre originale) devait sortir en exclusivité quand la guerre éclata : il fut interdit par la censure. Pendant l'occupation, le négatif et une copie purent être soustraits aux Allemands et cachés. Dans le dessein de faciliter l'exploitation normale, les propriétaires actuels ont repris le titre Espoir et ont coupé une centaine de mètres dans la descente de la montagne.

Il est sans exemple dans l'histoire du cinéma qu'une bande puisse être conservée pendant cinq ans dans les boîtes sans perdre la plus grande partie de son intérêt. Ce n'a pas été le cas, cette fois-ci. Comme l'a écrit un critique suisse : «Le monde s'est mis à ressembler aux romans d'André Malraux.» Très spécialement, la guerre d'Espagne apparaît maintenant comme une préfiguration du maquis français. La mitraillade du groupe de partisans par un fasciste embusqué derrière une fenêtre, épisode qui aurait paru incompréhensible ou follement romanesque à la majorité du public en 1939, se révèle, à la lueur de la libération de Paris, d'une vérité facilement contrôlable.

Pour son premier contact avec l'écran, André Malraux s'est donc improvisé scénariste, dialoguiste, metteur en scène et monteur. Il s'est fait assister par des techniciens, mais il leur a toujours imposé son style. Il a été entravé par des difficultés matérielles inouïes, mais personne ne lui a imposé la moindre directive ou la moindre concession. Tous ceux qui connaissent le monde du cinéma peuvent se rendre compte à quel point ces conditions de travail sont exceptionnelles. Au public de juger la valeur du résultat.


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