E/1965.09.29 — André Parinaud : «André Malraux répond à dix questions sur la psychologie de l'art», entretien, «Arts», 29 septembre – 5 octobre 1965, p. 5-7.

E/1965.09.29 — André Parinaud : «André Malraux répond à dix questions sur la psychologie de l'art», entretien, Arts, 29 septembre – 5 octobre 1965, p. 5-7.

 

Entre 1949 et 1951, André Malraux, au cours d'entretiens qu'il accorda à André Parinaud, eut l'occasion de commenter ces idées critiques et les valeurs de la psychologie de l'art. Ce sont ces notes – revues alors par l'auteur – que nous présentons sous forme de questions et de réponses pour situer l'importance et la signification de son œuvre.

  1. Qu'est-ce qui explique qu'une nouvelle psychologie de l'art soit aujourd'hui nécessaire ?

Le changement décisif de la relation de l'homme avec l'œuvre…

Prenons bien garde : l'opposition entre l'art moderne et l'art ancien est une survivance du temps où l'art moderne s'opposait à l'art mécanique, et où ce dernier revendiquait l'art ancien. Mais ce n'est pas Cormon qui continue Titien, c'est Renoir. Le génie du passé – pas de telle ou telle école : de tout le passé – n'est pas entré dans notre culture contre l'art moderne, il y est entré avec lui et d'un même mouvement. La gloire tardive des impressionnistes, l'acceptation du cubiste, n'ont pas vidé le Louvre : elles l'ont rempli. Depuis 1910, le nombre des visiteurs des musées et des expositions, en France, n'a pas diminué : il a décuplé.

La succession des gloires, la passion que peut nous inspirer tel ou tel artiste sont épisodiques en face d'une transformation aussi profonde que celle de la Renaissance. Encore cette dernière s'est-elle produite beaucoup plus lentement. Comprenons bien que jusqu'ici, les hommes ont connu une fraction très faible de leur passé. Les Grecs ont connu la Grèce, les Egyptiens l'Egypte, le moyen âge l'art médiéval; la revendication de la Grèce par Rome, de l'antique (et quel curieux antique !) par deux ou trois siècles, est bien mince en comparaison d'un surgissement qui pousse la peinture jusqu'aux cavernes dans le temps, et dans l'espace jusqu'à la Chine, l'Amérique précolombienne, et la Polynésie.

 

  1. De quel événement peut-on faire «commencer» l'art moderne ?

Si ce qui s'est passé commence seulement à s'éclairer c'est que nous mêlons romantisme littéraire et romantisme pictural. Le romantisme, en poésie, est réellement un phénomène de rupture. En peinture, non. Il n'y a pas lieu d'opposer un Delacroix moderniste à un Ingres archaïsant : Delacroix n'est pas moins lié à la grande peinture romaine. On s'en est mal rendu compte parce que la gravure, principal moyen de reproduction au siècle dernier, transmettait le dessin de la Renaissance romaine avec plus de fidélité, bien sûr, que la couleur de Venise ! Mais la rupture qui correspond, pour les arts plastiques, à la rupture littéraire de 1830, se situe vers 1860. C'est alors que l'art populaire cesse d'être vivant (ce qu'on appelait peuple cesse d'exister, et les masses commencent) : c'est alors que le lyrisme de la couleur, si frappant dans les arts populaires, passe dans la peinture «moderne», comme si celle-ci assurait un mystérieux relais.

C'est alors que pour la première fois, des grands styles profondément différents les uns des autres – et non plus des écoles – entrent à la fois dans la culture artistique. Baudelaire déjà, parle d'objets d'art précolombiens, mésopotamiens et romans. Et il n'est pas vrai qu'admirer à la fois le portail royal de Chartres, la Lionne blessée et une sculpture aztèque, pose les mêmes problèmes, qu'admirer à la fois Raphaël et Titien – même Rembrandt. C'est chez Manet, semble-t-il, que pour la première fois apparaît l'harmonie «dissonante» qui va désormais dominer tout l'art de l'Occident.

Laissons aux historiens le soin de délimiter la part de Manet et celle de Cézanne. Pour l'essentiel, la peinture moderne commence à la dissonance. Et l'art moderne commence à ce qu'on appelle aujourd'hui le pluralisme. Mais précisément ce n'est pas d'un pluralisme qu'il s'agit. La multiplicité des styles, qui n'avait été connue que de quelques-uns, entre peu à peu dans le domaine public. Les Musées – qui sont devenus ce que nous appelons Musées au XIXe siècle – réunissent les écoles d'abord, les styles ensuite (soyez tranquille : avant cinquante ans les grands œuvres sauvages seront au Louvre; elles sont déjà au British Museum !). Surtout le développement de la photographie en noir puis la photographie en couleur, suscite ce que j'ai appelé le Musée imaginaire.

 

  1. Comment se définit l'artiste, aujourd'hui ?

Pendant trois ou quatre siècles, on avait tenu pour évidence que tout art plastique est le résultat d'une vision. Evidence si bien mise en question aujourd'hui qu'il n'en reste plus grand-chose. J'ai écrit que les Byzantins ne voyaient pas les passants en style d'icônes, et que Braque ne voit pas les compotiers en morceaux : Aujourd'hui, tout le monde le soupçonne ou le sait. Mais aucune des esthétiques élaborées depuis la Renaissance ne peut s'en accommoder. Pour nous, l'artiste est devenu un «inventeur». Savoir si un disciple a plus de talent que son maître ou non a cessé de nous intéresser : pour nous, l'artiste est celui qui crée les formes, et l'artisan est celui qui les copie – qu'il les copie bien ou mal. L'artiste se définit par ce qu'il impose et non par ce qu'il reproduit


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