Image of E/1971.04.30 — «Le Figaro Littéraire», 30 avril 1971, n° 1302, p. 27-28.  André Brincourt : «Après “Les Chênes qu'on abat…” – André Malraux et le lecteur inconnu».

E/1971.04.30 — «Le Figaro Littéraire», 30 avril 1971, n° 1302, p. 27-28. André Brincourt : «Après “Les Chênes qu'on abat…” – André Malraux et le lecteur inconnu».

Interview exclusive

 

André Brincourt. — Dans ce courrier qui concerne à la fois le livre, la critique et les interviews, le plus intéressant (parce que le moins prévisible) ce sont peut-être les lettres d'inconnus ?

André Malraux. — Commençons par les anonymes. La meilleure lettre : «Cher vieux brigand.» Puis pas mal : «Votre dialogue de Babar et du Chat botté.» Nettement moins bien : «A bas le chêne qu'on abat !» Ensuite, il y a les lettres hostiles mais signées : «Votre général était désintéressé, c'est vrai, mais il était sourd. Quant à vous, vous êtes un personnage dantesque en enfer.» Plutôt flatteur ! Des lettres qui se ressemblent un peu : les lettres sérieuses se ressemblent aussi.

La lettre synthétique du correspondant inconnu (inconnu, mais non anonyme) s'ordonnerait ainsi :

  1. – Question relative à l'idée que le général de Gaulle se fait de la grandeur.
  2. – Question particulière ou farfelue.
  3. – Question relative à un problème littéraire.
  4. – Question relative à la crise de la jeunesse et de la civilisation.

Ordonnance vraisemblablement suggérée par le livre même.

André Brincourt. — Ce n'est peut-être pas tout à fait un hasard si la première question porte sur la grandeur. Ne pensez-vous pas que, dans cette interrogation, il entre encore quelque inquiétude ou, disons plutôt, un besoin de dissiper tout malentendu ?

André Malraux. — Sur la grandeur, l'ensemble des lettres se résume en : «Qu'entendait par là le général ?» La question m'a été posée à la télévision assez abruptement, et j'ai répondu de même : «L'honneur de la France». J'aurais dû aller plus loin; j'aurais déjà dû le faire dans le livre, et je le ferai pour une réédition.

D'une part, la grandeur, pour le général de Gaulle, était une notion mystérieuse, «un chemin vers ce qu'on ne connaît pas»; mais d'autre part, et le plus souvent, c'était l'indispensable moyen de défense de la France. Les Français l'irritaient parfois ? Oui. Beaucoup moins qu'on ne l'a dit, en oubliant que les autres l'irritaient aussi. Les Français lui inspiraient un sentiment qu'il n'a guère exprimé, qu'il a beaucoup éprouvé : la pitié, à cause de la guerre de 1914. Il pensait que la France saignée ne pouvait retrouver les Français que si elle les élevait au-dessus d'eux-mêmes. Qu'ils ne pouvaient la rejoindre que dans ce qu'il appelait les vastes entreprises et les grands desseins. C'est pourquoi il a toujours subordonné les problèmes de gestion. Qu'il ait aimé personnellement la grandeur, qui en doute ? Mais il l'a aussi voulue parce qu'à ses yeux la France sans grandeur était perdue comme un combattant sans armes. D'où son approbation lorsque j'ai dit que l'Angleterre n'avait jamais été plus grande que pour elle-même, alors que la France ne l'avait jamais été que lorsqu'elle l'était pour le monde : les Croisades, la Révolution.

Enfin, si la France par laquelle il était hanté avait besoin de la grandeur pour exister, il en avait besoin lui-même. Et comment eût-il pu l'exprimer par l'action, sinon à travers la France ?

André Brincourt. — Vous appelez «particulières» les questions qui, si diverses fussent-elles, se recoupent ou indiquent une tendance. Mais de préférence dans quel domaine ?

André Malraux. — Elles sont souvent d'ordre religieux. L'une d'elles me fait remarquer que la citation de la phrase de Staline : «A la fin, il n'y a que la mort qui gagne» est annulée par la phrase du général lui-même : «Il y a la contemplation» si l'on prend la contemplation dans son sens théologique, notamment à travers saint Bernard; et que le général savait que Clairvaux est voisin de Colombey.

Un autre me dit, à tort je crois, mais non sans force : «Peut-être que lorsque vous semblez chercher les grands hommes, vous cherchez les saints.»

Un autre : «Pensez-vous que la crise de notre civilisation atteigne aussi la Chine ?» Non, je ne le pense pas.

Parfois, la lettre ne concerne pas la religion, mais le domaine farfelu. Notamment les chats. On m'envoie des histoires. «Une fermière, un kilo de beurre, un chat. On frappe. Le chat ne touchera pas au beurre : il dort. La fermière sort. Conversation avec le facteur. Retour de la fermière. Plus de beurre. Le chat feint de dormir. “Tu ne me tromperas pas !” dit la fermière. Elle le prend et le pèse : un kilo net. “Mais alors, dit-elle, où est le chat ?”»


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