E/1934.08.24 — André Malraux : «Conversation avec André Malraux» (Paul Nizan)

E/1934.08.24 — André Malraux, «[Interview]», entretien accordé à Paul Nizan et à des journalistes russes, Literatournaïa Gazeta [Moscou], 24 août 1934.


 

 

André Malraux

 

Conversation avec André Malraux (Moscou, août 1934)

 

Derniers paragraphes :

Question : Quelles sont les choses (dans quel domaine) qui vous intéressent le plus en URSS, tant pour votre œuvre littéraire que pour les travaux d'archéologie auxquels vous vous intéressez ?

A. Malraux : Archéologie : l'Asie Centrale. Je pense que le progrès de nos connaissances des cultures gréco-bouddhiques et iraniennes dépendra dans une grande mesure du travail de vos savants dans les dix années à venir. Ensuite l'art Scythe. Son importance est devenue considérable, et les tombes scythes se trouvent presque toujours sur le territoire soviétique.

Culture : l'homme nouveau. L'homme qui est en train de se créer ici diffère autant du bourgeois que celui-ci diffère du féodal. Bon. Mais distinguons les perspectives et les résultats.

Pour les résultats (j'entends : comprendre l'homme soviétique présent, la psychologie soviétique, le monde soviétique), on a fait pas mal d'abstractions et il me semble qu'un matériel concret nous est donné : les tchistkas[1]. Une publication intelligente des séances significatives des comités d'épuration nous renseignerait mille fois mieux, permettrait une prise de conscience mille fois plus forte que toutes les théories présentes.

Autre chose : le kolkhozien lit Tolstoï et Gogol. C'est évidemment un fait capital. Mais comment les lit-il ? Une enquête astucieuse pourrait nous le montrer. L'assimilation d'un héritage culturel est, en soi, un acte de création. De même que la société bourgeoise reprit, en le modifiant par le seul fait que c'était elle qui le reprenait, l'héritage de la pensée féodale, de même le prolétariat reprend, en le modifiant, l'héritage culturel du passé. Une œuvre d'art n'est pas une pierre, c'est une graine qui change avec le terrain où on la fait germer.

Mais on peut aider à la germination.

Question : Quel est, à votre avis, le rôle que joue l'idéologie de l'écrivain dans la littérature artistique et quelle valeur attachez-vous à cette dernière ?

A. Malraux : Premier point : réalité, en art, ne veut exactement rien dire. Naturellement, il y a une attitude de soumission de l'artiste devant le monde extérieur, fort différente de la volonté formelle de se servir de ce monde pour s'exprimer lui-même. Mais, qu'il le veuille ou non (et qu'il ne le veuille pas, peut-être, très important), il produira toujours un monde choisi par lui. Au cinéma, il y a la photographie et le montage; dans les autres arts aussi. Simplement, ça se voit moins.

Je vous répondrai donc que le rôle de l'idéologie, consciente ou inconsciente, c'est de déterminer le montage.

Ajoutons qu'il y a le rôle de l'idéologie, consciente ou non de nouveau, du spectateur; le lecteur français reproche au roman soviétique sa monotonie, sans s'apercevoir que la moitié des romans qu'il lit forment pour le lecteur soviétique qu'un seul, même et rasant roman d'amour…

Il peut y avoir une volonté de photographie. Elle a son sens; on l'accepte ou la refuse. Il n'y a pas de photographie «fidèle». On commence à comprendre maintenant qu'une photo, c'est son modèle plus son photographe, même, surtout, s'il est mauvais; il serait temps de comprendre que c'est aussi vrai dans les autres arts. Avez-vous remarqué que les premières photos, les plus impersonnelles, nous apparaissent aujourd'hui avec un style, hiératiques et primitives précisément comme les fresques byzantines ?

Dernier point un peu en marge, mais important : si le mot d'ordre réalisme socialiste se trouve si efficace, c'est d'abord parce que l'Union Soviétique est obligée de l'appliquer à une réalité romantique : guerre civile, construction, héroïsme, etc. …

Par ailleurs, notez qu'en psychologie il ne s'agit pas de reproduire les choses, mais de les découvrir; et la mise en ordre d'une série de découvertes implique une idéologie.

Il y a en somme une dialectique de la psychologie :

a) des faits de la vie nous paraissent inconciliables avec l'explication qu'en donne l'idéologie présente;

b) l'artiste les isole de cette idéologie, les restitue à un monde empirique

c) de leur ensemble et de leur rapprochement naît une nouvelle idéologie.

A mon sens, alors que la psychologie française est surtout la recherche des lois (Stendhal, Laclos, etc.), la psychologie russe (Tolstoï, Dostoïevski) est surtout une antilogique; sa force est presque toujours dans la substitution du fait contradictoire, à la logique formelle – la coexistence de l'amour et de la haine, par exemple, notion aujourd'hui banale, mais qui n'existait pas avant Dostoïevski. (Pour les tragiques français, la haine dans l'amour n'impliquait aucune ambivalence, elle était la conséquence de la colère.)

Dans un certain sens, la volonté de psychologie est une défense contre l'idéalisme. A l'intérieur d'une philosophie matérialiste, son sens change passablement. Mais ce que sera la psychologie soviétique demanderait une longue étude. (En gros, une psychologie du comportement.)

Question : Pourriez-vous nous donner un court exposé du développement futur de la littérature française et nous indiquer les sujets et les problèmes de formes qui occupent le plus en ce moment les écrivains français ?

A. Malraux : La littérature venue de Flaubert est de Mallarmé (primat des valeurs esthétiques) est moribonde et tous les sens actuels de la littérature en France peuvent être réunis dans un grand courant de retour à l'homme. Bien entendu, la forme que prendra cette littérature dépendra dans une large mesure des prochains événements politiques.

Le problème présent et, me semble-t-il, peu remarqué, de la forme est celui d'un langage parlé, atteignant cependant à la qualité du style.

 

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paulNizan