E/1946.11.15 — André Malraux : «La tâche la plus importante qui s’offre à la pensée contemporaine, c’est de fonder la notion d’homme»

«Malraux nous dit : “La tâche la plus importante qui s'offre à la pensée contemporaine c'est de fonder la notion d'homme”», entretien accordé à Albert Ollivier, Combat [Paris], n° 764, 15 novembre 1946, p. 1 et 2.


 

André Malraux

Fonder la notion d'homme

 

Au lendemain de la conférence qu'il a faite le 4 novembre à l'U.N.E.S.C.O. sur «l'art et la culture», nous avons posé à André Malraux quelques questions sur les problèmes qu'il a évoqués. Voici question et réponses telles qu'elles ont été immédiatement sténographiées. – A. O.

[…]

— Il serait beaucoup trop long de développer ce que je pense que la création artistique et de la relation de l'œuvre d'art avec celui qu'elle intéresse. Mais je crois que l'art de notre temps ne s'adresse pas à tous les hommes, et qu'il ne s'adressera pas plus à tous les prolétaires, hélas ! qu'il ne s'adressait à tous les aristocrates, ou à tous les bourgeois.

Ce que je crois indispensable, c'est que tous puissent être «atteints» par lui. Il est certain qu'au XVIIe et au XVIIIe siècles, beaucoup d'hommes dont il eût pu devenir la vie même n'ont jamais eu de contact avec lui. Et que, malgré le développement des techniques de reproduction, il en est ainsi aujourd'hui dans une large mesure.

— Et quel serait le remède possible ?

— Je voulais faire, dans chaque chef-lieu de département, une Maison de la Culture. Envoyer au grenier (il est absurde de détruire quoi que ce soit) les navets académiques qui encombrent les musées de provinces. Les remplacer par les cent chefs-d'œuvre capitaux de la peinture française épars à travers le monde, reproduits en couleur et en vraie grandeur, et présentés avec le même respect que les originaux. Dans ce cadre, établir des centres culturels donc chacun aurait disposé gratuitement de toutes les reproductions, et de tous les disques; enfin de tous les livres qui touchent la culture, le plus largement comprise.

— N'eût-il pas fallu des sommes énormes ?

— Le dépôt légal porté à cinquante exemplaires et appliqué aux disques comme aux livres eût permis la diffusion de toute la production de qualité, sans dépenser un sou. Le texte détaxant les films de qualité impliquait qu'après un an des copies de tous les films détaxés fussent données gratuitement à l'organisme culturel central, qui les eût fait circuler. L'accord avec divers pays qui envisageaient d'appliquer ce projet à leurs Universités, et de payer un certain nombre des éléments que nous leur aurions fournis, eût permis d'exécuter l'ensemble du projet avec un budget dérisoire d'environ 800.000 fr., qui ne soulevait aucune objection.

Je souhaite que ce projet soit repris.

[…]

Ce qui risque de nous égarer, c'est que sous les formes particulières des civilisations, dont les vastes domaines de métaphores sont après tout classables, il y a dans l'homme des sentiments éternels : ceux qui naissent de la nuit, des saisons, de la mort, du sang (tout le grand domaine cosmique est biologique). C'est leur permanence que nous trouvons évidemment chez les Hindous, comme chez Homère, chez les Chinois comme chez les modernes, dès que ces derniers font de nouveau appel aux sentiments. C'est elle que nous retrouvons dans le cinéma tragique, elle qui a donné l'illusion d'une permanence de la métaphore vers quoi toute poésie converge, alors qu'à la vérité ce domaine cosmique ne prend toute sa force qu'en s'incarnant à travers les métaphores particulières à chaque civilisation.

Je me souviens d'avoir vu en Espagne rentrer un de nos aviateurs blessés, dans un avion de chasse ensanglanté. L'avion fut caché sous les oliviers. Le lendemain matin, la rosée perlait sur le sang à peine séché de la carlingue, le sang teintait chaque goutte, et il semblait que la résurrection de la rosée ait pris en elle la blessure pour l'entraîner dans son cycle éternel. La renaissance du jour prenait toute sa force pathétique, parce qu'elle s'incarnait à la fois dans la terre, dans cet avion et dans ce sang. C'était cette incarnation qui donnait à ce spectacle un si saisissant accent; c'est de la succession d'incarnations semblables, trouvées par le poète, que vie la poésie.

[…]

— Récemment, on a parlé de civilisation unique.

— Je pense que nous jouons sur les mots. Il est simplement évident que, même s'il n'y a qu'une civilisation, la culture égyptienne n'est pas la culture chinoise. Il est clair que notre civilisation est mise en question, mais il me semble évident aussi que la regarder comme nous regardons toute culture disparue (la culture égyptienne ou la culture romaine, par exemple) n'est pas tout à fait acceptable. Parce qu'il y a, entre toutes les cultures qui nous ont précédés et la nôtre, une différence fondamentale : c'est que, pour nous, ces cultures existent, alors que chacune d'elles était la négation de ce qui l'avait précédée.

Il est possible qu'on revendique l'héritage du monde ; nous ne revendiquions pas autre chose que celui d'une suite de métamorphoses, mais il est certain que nous sommes les premiers à revendiquer l'héritage du monde. Quant à savoir s'il n'y a qu'une civilisation, je me pose la question depuis un certain nombre d'années. Comme elle ne se résout évidemment pas par la simple croyance au progrès, il s'agirait de savoir ce qu'est cette civilisation qui transcende les cultures, c'est-à-dire de fonder la notion d'homme. Un rien ! C'est sans doute la tâche la plus importante qui se pose à la pensée contemporaine.

 

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