E/1959.10.06 — André Malraux : «de l’“Olympia” à l’informel, c’est à Paris que les peintres ont découvert leur liberté»

E/1959.10.06 — André Malraux et M. Conil Lacoste : «De l'Olympia à l'informel, c'est à Paris que les peintres ont découvert leur liberté»


 

André Malraux

Avec M. André Malraux à la biennale de peinture

Extrait 1 :

A considérer l'artiste individuellement, c'est sa vieillesse, plutôt que sa jeunesse, qui me retient. Remarquez : le Hals génial – celui des Régentes – a quatre-vingts ans, et de même pour le Titien, géant de la peinture; le Goya génial, c'est celui de la fin; et Michel-Ange ? Il meurt, pour ainsi dire, sur son chef-d'œuvre : la Pietà Rondanini. Ce n'est pas vrai des poètes. Pourquoi ? Peut-être parce que la peinture est un art manuel, dont la pleine maîtrise n'intervient qu'en fin de carrière. Mais il y a une explication plus profonde. Les grands artistes de jadis ont toujours dû, beaucoup plus que ceux d'aujourd'hui, accepter le jugement du public, composer avec lui. Vers la fin de leur existence, ils ont senti qu'ils avaient le droit de peindre, de peindre pour eux, de faire enfin ce qu'ils avaient envie de faire. Alors ils se sont parlé à eux-mêmes, et, comme c'étaient des génies, cela a donné un dialogue. Etablir le dialogue, n'est-ce pas cela l'essentiel ?

Tenez, il y a une exposition dont je rêve : vous prenez les cinq derniers Titien, les trois derniers Goya, les deux derniers Hals : en trois salles vous avez la quintessence du génie de l'Occident !

 

Extrait 2 :

Juste retour des choses, car cette émancipation de la peinture, dont la Biennale porte témoignage, c'est à Paris qu'on la doit. Pollock lui-même ne s'est jamais caché de ce qu'il devait à un Fautrier ou à un Wols, à un Masson également. Et je dispose d'un arsenal de dates à l'appui. Je ferai une exposition d'art informel pour démontrer ces extériorités. Nous touchons là, en fait, un problème très complexe du génie intemporel, mais sur le terrain où certains ont situé le débat, les dates parlent. Ce que je défends, au demeurant, c'est l'école de Paris, non la nationalité. Mondrian est un étranger, mais c'est à Paris qu'il œuvrait  au moment de ses expériences décisives.

Je n'évoque Mondrian que dans la mesure où par des voies différentes il a, comme eux, contribué au pas décisif par lequel la peinture s'est définitivement libérée de la référence au monde des apparences sensibles. Le travail était donc assez avancé, du reste : au fond, tout ce que vous et moi avons vu vendredi commence à Manet. L'Olympia c'est le droit pour le peintre de faire un tableau : et c'est la raison pour laquelle c'est la seule toile dans l'histoire qu'il ait été nécessaire de faire protéger par la police pour des raisons autres que politiques. Olympia c'est la vraie rupture. C'est à partir de ce prodigieux tableau que les peintres vont préférer la matière de la peinture à ce qu'elle représente. Courbet, si grand qu'il soit, c'est encore l'autre versant.

Pour en revenir à l'art actuel, le mouvement pictural développé à partir du refus du monde sensible est d'une importance indiscutable, et ce qu'il s'agirait de montrer – la chose est facile – c'est que ce mouvement est né dans un univers français : je veux dire : l'école de Paris.

 

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Franz Hals, Portrait d’homme assis (1665)