E/1967.10.27 — André Malraux : «Si on se mêle de la Bolivie, va-t-on en Bolivie ou au café de Flore ? C’est l’un ou c’est l’autre» («Europe n° 1» et «Le Monde»)

E/1967.10.27 — André Malraux : «Interrogé à Europe n° 1 par des moins de vingt ans. “Si on se mêle de la Bolivie, va-t-on en Bolivie ou au café de Flore ? C'est l'un ou c'est l'autre”, dit M. André Malraux», extraits dans Le Monde [Paris], n° 7088, 27 octobre 1967, p. 8. (Entretien enregistré sur disque.)


 

 

Dans une émission diffusée mercredi par Europe n° 1, M. André Malraux a répondu aux questions de douze jeunes français de moins de vingt ans. Voici quelques extraits de ces questions et des réponses qui leur ont été données :

 

Question — Avez-vous gardé votre cœur de révolutionnaire à soixante-six ans, alors que vous êtes ministre ?

André Malraux — Le gouvernement du général de Gaulle est le seul dans lequel je puisse avoir gardé mon cœur et je ne vois pas beaucoup ce que cela serait dans celui de M. Mitterrand […] Le socialisme n'est plus un éléments de combat […]

En fait, la révolution russe est la dernière révolution du XIXe siècle. Qu'est-ce que c'est qu'une révolution de barricades ? Ce sont des choses qu'on élève pour empêcher les chevaux de passer. Il est évident qu'à Budapest on a fait des barricades et cela a duré exactement une heure. On a mis les chars.

Question — Sur Fidel Castro ?

André Malraux — Disons : aujourd'hui les révolutionnaires qui agissent ne sont pas souvent des révolutionnaires, ce sont des penseurs, des écrivains. Ceux qui agissent parce qu'ils ont pensé la révolution, ce sont dans l'ordre numéro un, Marx, et numéro deux, Lénine, parce que le léninisme est une idéologie. Lénine a été un homme de génie dans l'action, mais c'est aussi un idéologiste. Il y a aussi ceux qui agissent par leur prestige; il n'y a pas d'autre mot. A mes yeux, Castro est infiniment plus un révolutionnaire du type prestigieux que du type idéologique.

Question — Sur l'engagement politique ?

André Malraux — En définitive, ceux qui ne se battent pas ne pourront jamais parler tellement légitimement, parce que se battre pour une cause, c'est l'épouser – le mot est facile – c'est d'avoir avec cette cause un rapport qu'on n'a pas aux «Deux Magots» et, en définitive, il faut toujours partir pour quelque part si on s'en mêle. Sinon il n'y a qu'à se tenir bien tranquille. Si on se mêle de la Bolivie, va-t-on en Bolivie ou au Café de Flore ? C'est l'un ou c'est l'autre.

Question — Sur Dieu ?

André Malraux — Le mot «Dieu» me fait un peu l'effet d'une boîte d'allumettes dans laquelle on peut mettre une grande quantité d'allumettes ou en retirer. Est-ce que par Dieu nous entendons le créateur ? Est-ce que nous n'entendons pas du tout le créateur, mais simplement la finalité humaine supérieure, ce qui donne un sens au monde ? Est-ce que nous entendons la forme transcendante de fraternité ?

Il y a dans l'être humain, à coup sûr, un sentiment de servitude; je veux dire : que ça vous plaise ou pas, vous mourrez, que ça vous plaise ou non, vous vieillirez, vous êtes susceptible de tomber malade, etc. Tout ce qui dans l'être humain ne dépend pas de l'être humain, c'est ce que j'appelle le sentiment de servitude.

La civilisation moderne est en train d'essayer de noyer le sentiment de servitude – qu'elle ne noie pas du tout, même dans le whisky – qui est beaucoup plus fort qu'elle, et de penser que ça durera comme cela. Or je suis persuadé que cela ne peut pas durer ainsi. Ou bien l'humanité aura trouvé une nouvelle transcendance, c'est-à-dire un nouvel accord entre le sentiment de servitude et, disons le cosmos, appelons cela comme on voudra, l'homme ne sera plus dans la servitude seul, ou bien naîtra une nouvelle religion, ce qui revient un peu au même. Je crois que l'état de la pensée générale de notre civilisation par rapport aux problèmes essentiels du spirituel est un état essentiellement provisoire qui ne réussit que parce que la science, qui a cru pouvoir devenir une explication totale du monde, a conservé une certaine forme d'espoir. […]

Et c'est sur cette note d'espoir que nous vivons encore. Aucun d'entre nous, dans notre civilisation, ne croit qu'il possède vraiment le sens du monde, mais beaucoup croient encore qu'ils le trouveront. Et, alors il y a ceux qui croient qu'ils ne le trouveront pas.

 

Télécharger ce texte.

 

entretien_jeunes