Image of Art. 240, juillet 2019 | document • Ernst Robert Curtius «L'esthétique de Nietzsche. (A propos du Trentenaire de sa mort»), «Formes», janvier 1931, n° 11, p. 5-7.

Art. 240, juillet 2019 | document • Ernst Robert Curtius «L'esthétique de Nietzsche. (A propos du Trentenaire de sa mort»), «Formes», janvier 1931, n° 11, p. 5-7.

Où l’on reconnaît certaines catégories esthétiques de Malraux.


Ernst Robert Curtius

«L'esthétique de Nietzsche. (A propos du Trentenaire de sa mort»), Formes, janvier 1931, n° 11, p. 5-7.

 

Celui qui étudie l'esthétique de Nietzsche constate tout d'abord que la division traditionnelle de la philosophie en plusieurs disciplines déterminées n'est point applicable à son œuvre. Nietzsche nie non seulement l'autonomie de ces disciplines dans le cadre de la philosophie générale, mais il se refuse d'admettre l'autonomie de la philosophie elle-même. L'évolution de sa pensée est caractérisée précisément par une tendance à la suppression progressive de toute idéologie absolue. Nietzsche s'efforce de ramener toute conception métaphysique abstraite à des facteurs biologiques ou matériels. Tous les problèmes de la morale et de l'esthétique devraient être réduits, selon lui, à des problèmes physiologiques. Ceux-ci à leur tour, ne seraient que la conséquence des phénomènes chimiques, et enfin, le substrat de ces derniers doit être cherché dans la mécanique. Evidemment, ce programme n'a jamais été mis en pratique par Nietzsche et il est possible qu'il ne l'ait même jamais pris très au sérieux, car, au fond, Nietzsche se désintéressait de ce qui constitue d'habitude, aux yeux des philosophes proprement dits, le fondement de toute métaphysique, c'est-à-dire l'ordre rigoureux des assises de la pensée philosophique, l'édifice logique de la prima philosophia.

Sa tendance à toujours ramener le grand et le sublime à des causes d'ordre inférieur n'est pas autant le résultat de ses recherches métaphysiques sur les éléments primordiaux de la vie, que l'effet de son instinct, qui le poussait continuellement à démasquer les vérités acquises, une prédisposition agressive, innée, qui le conduisait à l'assaut de toutes les positions de l'idéalisme. Mais il ne faut pas en conclure qu'il n'était autre chose qu'un représentant de la conception naturaliste de la science moderne. Celle-ci lui servait, dans la plupart des cas, uniquement comme une source d'arguments auxiliaires.

Nietzsche est hésitant quand il s'agit de principes; il varie souvent. A côté de la conception mécanistique, il introduit aussi la notion du «vitalisme», sans toutefois se demander si la «vie» se confond avec les phénomènes biologiques ou si elle constitue un facteur transcendantal, ayant sa raison en dehors de ces phénomènes. Lorsqu'il tente, d'autre part, de désavouer la morale chrétienne, comme étant le produit d'un ressentiment, il ne le fait pas du point de vue du chercheur, mais en révolté passionné. Et il en est de même de son explication d'ordre physiologique de toute l'esthétique; il faut voir dans cette conception surtout une réaction contre l'esthétique basée sur des vérités métaphysiques et idéalistes, et en premier lieu, contre l'esthétique de Schopenhauer. Il est curieux et paradoxal de constater que le même penseur qui oppose, dans sa philosophie de l'histoire et dans son idéal humain, un aristocratisme farouche à l'esprit démocratique de son époque, que le même penseur, dis-je, s'efforce, dans son ontologie philosophique, de détruire toute hiérarchie et d'expliquer les phénomènes d'ordre supérieur par des données inférieures. Nietzsche était, au fond, et sans qu'il s'en doutât trop, une victime du positivisme du XIXe siècle, qu'il a combattu si passionnément.

On trouvera chez Nietzsche peu d'affirmations de principe sur les problèmes esthétiques. Pourtant, il lui arrive une fois de formuler une pensée d'ordre général : «Le fondement de toute esthétique est la biologie, les problèmes esthétiques sont à résoudre par le moyen des recherches biologiques. Le sentiment du beau et la sensation de bien-être qu'il provoque sont conditionnés par un sentiment de satisfaction de caractère purement biologique». Mais il est intéressant de savoir dans quelle association d'idées il fait cette assertion. Celle-ci est, en réalité, la conclusion d'un aphorisme sur la musique wagnérienne. Il dénonce cette dernière comme étant un phénomène qui entraîne chez l'auditeur des malaises physiologiques : respiration pénible, troubles de la circulation, énervement extrême, pouvant se terminer par un coma brusque. Ce sont là, aux yeux de Nietzsche, des signes qui constituent des arguments péremptoires contre la musique de Wagner, et il conclut – a contrario – que l'art véritable doit faire naître, chez l'homme, un sentiment de bien-être. L'art ne serait donc qu'un stimulant de l'énergie vitale.

Nietzsche n'a pas écrit «l'esthétique biologique», dont il n'a fait que formuler le programme. Mais des pensées comme celle mentionnée plus haut reviennent souvent sous sa plume. Il croit reconnaître dans la satisfaction qu'éprouve tout être vivant devant l'ordre, la clarté, le limité et la répétition, l'effet du besoin qu'a chaque être organisé de se sentir en sécurité toutes les fois qu'il se trouve dans une situation périlleuse ou dans des conditions insuffisantes de sustentation. Ou bien il conçoit l'œuvre d'art comme un témoignage de notre tendance à simplifier et à maîtriser la variété infinie de la nature en la soumettant à une loi unique. Lorsqu'il se promène le long d'une colonnade, Nietzsche ressent un équilibre bienfaisant de ses forces, son organisme s'adapte à l'architecture et son âme en imite le calme et la grâce, en éprouvant un sentiment d'harmonie.

Personne ne saurait contester la part de vérité contenue dans ces constatations. La sensibilité esthétique de Nietzsche lui permettait d'arriver à ces vérités physiologiques, toujours utiles dans le domaine de la phénoménologie des perceptions esthétiques. Elles ont gagné encore en importance depuis que les esthéticiens modernes ont adopté la notion de l'Einfühlung (transposition dans l'état d'âme qui a présidé à la création de l'œuvre d'art). Même si l'esthétique biologique n'était qu'une illusion (ce dont nous ne voudrions pas décider ici même), il est néanmoins certain que Nietzsche a raison dans la mesure où l'esthétique était pour lui une nécessité vitale. Un Kant, un Hegel, un Schopenhauer ont établi leurs doctrines esthétiques sans avoir éprouvé d'émotions de ce genre. Le beau était pour eux un objet et une source de théories. Pour Nietzsche, c'était une force de la vie.

Ce serait ici la place d'étudier les rapports de Nietzsche avec l'art.

Sans avoir la prétention de vouloir épuiser cette question, on peut dire que l'art s'empara de Nietzsche sous trois formes : par la philosophie de Schopenhauer, par la musique de Wagner et par sa propre activité créatrice. Nietzsche louvoie toujours entre l'attitude du disciple et celle du renégat. Comme disciple de Schopenhauer, il avait appris à considérer l'art comme un phénomène de contemplation désintéressée, qui libère l'homme de sa passion vitale. Comme renégat, il finit par se convaincre que la contemplation est uniquement un état d'âme préparatoire : elle nous permet d'atteindre la sérénité nécessaire à la jouissance esthétique. Elle n'est rien de plus. La jouissance désintéressée, à son tour, n'est qu'une fiction, une dégradation du beau par la philosophie mensongère. Plus encore : l'art n'est pas une limitation, mais une exaltation de la vie. Il est l'expression de la volonté de puissance. Il déforme la réalité, car celle-ci est insupportable. L'artiste, pour pouvoir vivre dans ce monde des contingences réelles, le refond et le recrée, en édifiant un monde du beau inédit, dont il jouit avec délices. La théorie du sentiment esthétique désintéressé est un mensonge, explicable par la tendance à assimiler l'esthétique à la morale (victoire sur l'égoïsme) ou à la connaissance pure. En réalité, l'art est une énergie qui refait le monde à sa guise, sans le moindre scrupule, et dans le but très intéressé de le rendre supportable. Il fausse la réalité et exclut l'objectivité. Il représente une forme du sentiment de la domination dans ce sens qu'il se considère le maître du monde créé par lui.

En partant de ce point de vue, on a vite fait de conclure à l'apothéose de l'artiste. Pourtant, Nietzsche n'est pas entré dans cette voie. En effet, en étudiant le cas Wagner, il avait cru devoir nier la grandeur de l'espèce «artiste». Il n'est point douteux (il faut bien le constater à ce propos) qu'il y a, à cet égard, une certaine ambiguïté dans les idées de Nietzsche. Tantôt il désire poser à nouveau le problème de la hiérarchie des types intellectuels, en attribuant à l'artiste un rang aussi élevé que possible, tantôt il considère celui-ci non pas comme le génie qui met en mouvement les grands courants idéologiques, mais simplement comme l'expression culminante de ces derniers : ainsi Dante pour l'église catholique, Wagner pour le romantisme, Shakespeare pour la libre pensée de Montaigne.

L'artiste n'est donc pas un maître, mais un sujet. Or les esclaves ont besoin de se créer un monde libre. «Les artistes ne sont pas des hommes nés pour dominer, les véritables maîtres n'aiment l'art que parce qu'ils y voient un moyen de se faire immortaliser». Enfin, Nietzsche tente de concilier les contradictions de sa pensée, en établissant plusieurs types de la création artistique, selon le public auquel s'adresse l'artiste. La forme la plus élevée est, à ses yeux, l'art du solitaire, qui est un dialogue avec Dieu. Au-dessous, il place l'art qui s'adresse à la société, l'art d'une communauté aristocratique. Le dernier échelon est représenté par l'art démagogique qui flatte le «peuple» : Wagner et Victor Hugo. Mais les formes les plus élevées de la création sont, elles-mêmes, selon Nietzsche, celles où l'artiste se révèle comme une partie intégrante de «l'homme» : Platon, Goethe, Giordano Bruno. «Mais ces phénomènes sont rares», ajoute-t-il. Et l'on devine à ces mots quel était son propre idéal : il désirait être un artiste-penseur de cette catégorie.

Il n'est pas difficile de signaler les contradictions dans l'esthétique de Nietzsche. Mais il serait injuste et puéril de le combattre sur le terrain de la logique. S'il n'a pas été un philosophe dans le sens strict du mot, il nous propose, néanmoins, le cas unique d'une existence entièrement et passionnément vouée à la recherche instinctive des fondements de la vie. Les contradictions logiques sont chez lui le reflet de ses tensions vitales. Et bien qu'il ne nous ait pas donné un système d'esthétique complètement élaboré, il n'en a pas moins considéré l'art comme un facteur décisif de son existence. L'art a été pour lui l'éternelle tentation, convoité et redouté à la fois.

Il n'est pas d'état spirituel qui soit plus fécond. Platon en a été le bénéficiaire; peu de penseurs, après lui, en ont été doués. Ce conflit entre des dieux différents, ce carrefour où se rencontrent plusieurs cultes, est caractéristique de la destinée du critique, ce mot étant pris au sens le plus élevé. Et peut-être pourrait-on résoudre le problème de l'exégèse si touffue, et souvent si contradictoire de la pensée de Nietzsche, en interprétant celle-ci comme la pensée d'un critique.

 

(Traduit de l'allemand par E. Ciprut.)


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