Image of art. 277, mars 2024 • Françoise Theillou : «Devant “Le Boeuf écorché”» – inédit

Rembrandt, Le Bœuf écorché ,1655, Musée du Louvre.

art. 277, mars 2024 • Françoise Theillou : «Devant “Le Boeuf écorché”» – inédit

«Devant Le Boeuf écorché», ar.t 277

Aucun lecteur de La Métamorphose des dieux, aucun amateur d'art, aucun artiste, s'il l'a lue, n'aura oublié le choc primal au Louvre, l'expérience existentielle de son auteur devant Le Bœuf écorché de Rembrandt[1]. Il a seize ans, il est encore collégien, plus pour longtemps, et le Louvre fermé de la Grande Guerre a entre-ouvert ses portes pour le Salon de peinture de 1917. Souffle coupé, palpitations, carillonnement joyeux de cloches à l'unisson, mystérieuse présence « jettent le temps hors de ses gonds[2] ». Des signes, presque des « symptômes », qui entrent en consonance avec l'extase mystique, Pascal ou Sainte-Thérèse d'Avila, bien que Malraux s'en défende. Il parlera pourtant plus tard du « Musée » comme le lieu de « l'exaltation » et de la « révélation[3] ». Dévoilement paradoxal, il est vrai, d'un mystère, celui de l'œuvre d'art qui est apparition, à la fois dans le réel et dans un état second de la conscience du spectateur dont elle est le médium. Un mystère exponentiel s'agissant du Bœuf écorché, « une énigme », écrit-il. « Nul patricien, nul bourgeois de Hollande n'accrochera le Bœuf entre deux natures mortes[4] ». Ne seraient-ce que ses dimensions, 94 x69, le lui interdiraient. Le bœuf, ce nabot, a une carrure de fort des halles et mon Dieu qu'il est laid ! Que ferait-il entre ces vanités aux verres renversés, aux pâtés entamés, aux raisins à peine roussis, au cédrat écorché dont le zeste fait ressort ?

Lorsqu'en 1755, Rembrandt, au faîte de sa carrière, peint Le Bœuf, les Pays-Bas sont une République de riches marchands huguenots. Comment concilier l'inconciliable ? L'opulence et la vertueuse frugalité, la somptuosité des étoffes et le noir vêtement calviniste, la chair et l'esprit, l'ici-bas et l'au-delà ? L'art a sa manière, la parabole, sa « prédication », dit Malraux. Prêcher la vanité, l'inanité du monde, celle de l'Ecclésiaste : Vanitas vanitatum omnia vanitas, par la représentation indéfiniment recommencée de la finitude et du lent pourrissement de tout ce qui relève des sens et de la jouissance physique. Toutes les « vanités » hollandaises prêchent cette leçon, les meilleures avec un époustouflant brio illusionniste, si brillant parfois que la maestria du peintre l'emporte sur le ressassement de la sempiternelle leçon. Voyez les fruits du peintre grec que venaient becqueter les oiseaux tant ils étaient vrais, et la fortune occidentale des troublants trompe-l'œil. Vain ce qui est montré, vain celui qui peint le vide, vain le spectateur abusé. Toutes ces peintures sont en réalité des memento mori plus ou moins explicites sans qu'il ait besoin de faire appel au crâne du squelette ou au sablier.

« A qui s'adresse-t-il ?», interroge Malraux. « A la mort ». Sans ambages. Memento mori. Ce motif n'est pas original. D'autres peintres bataves l'ont traité, comme ce Jan Victors, autour de Rembrandt et peut-être un élève, dans un tableau de 1646[5] dont il fait une scène de genre avec personnages, un enfant s'amusant à souffler dans la vessie du bœuf éviscéré à côté de lui. Euphémisation du propos par l'anecdote et redondance du message, la fragilité de la vessie venant ajouter au caractère périssable de la viande. Sans parler des Porcs écorchés des frères Van Ostade[6], un rituel lié à l'entrée de l'hiver, vanités d'autant plus chargées d'avertissement moral qu'elles mettent en scène l'animal impur de la Bible.

« Il n'existe pas en art de « contenu » distinct des formes qui expriment [7]», écrit Malraux. Celles de Rembrandt, profondément différentes de celles de ses contemporains, n'appartiennent qu'à lui. Le bœuf de Jansens se détache du mur clair de la boucherie, une graisse bien blanche et fournie tapisse son abdomen, ses rognons, réservés, à leur exacte place. Une précision d'anatomiste. Le peintre a parfaitement assimilé la leçon d'anatomie du Professeur Tulp[8]. Il cherche la fidélité au réel, au point d'être sec. La chair du bœuf n'a pas de sang. C'est une viande « parée » avec métier par le boucher. L'écorché de Rembrandt, entre ses pattes écartées sur sa potence, donne au contraire à voir un remugle de chairs sanguinolentes et dorées par une lumière venue d'on ne sait où. Il ne sort pas de la boucherie mais de l'ombre, pas une ombre portée, ni l'obscurité qui précède ou suit le jour, une ombre propre au peintre, un irréel dirait Malraux. Tous les autoportraits de Rembrandt (on en a dénombré quatre-vingt-dix) en sortent aussi. Alors : un autoportrait de l'artiste en bœuf, l'animal sacrificiel, comme chez Bacon ?

La dramatisation du chiaroscuro, celui du Vinci, du Caravage, de Zurbaran, de La Tour, de tous ces peintres luministes qui représentent non ce qui « paraît », mais ce qui « apparaît », transfigure leurs sujets, au sens spirituel du terme. Il se pourrait donc bien que « le spectre aux petits bras du bœuf[9]», ce bœuf en croix né de l'ombre, soit une image inversée de la silhouette nimbée de lumière du visiteur d'Emmaüs[10]. Il procèderait alors de la même inspiration que celle du graveur des Trois croix[11], de l'inlassable dessinateur de scènes bibliques, du retour du Fils prodigue[12] pour qui son père sacrifie un bœuf.

Etrangement, on ne s'intéresse guère à la jeune servante, presqu'une enfant, tapie dans l'ombre il est vrai, à droite du tableau. On la découvre plus qu'on ne la voit, et Malraux n'en parle pas. Sa présence ne changerait rien si l'effet de mise en abîme qu'elle opère ne nous obligeait maintenant à regarder avec ses yeux à elle. Ce retour à « la scène de genre » hollandaise pourrait banaliser le propos du peintre s'il ne nous tirait cette fois non plus vers le haut, mais vers le bas.

Il n'est pas sûr qu' « elle » ait franchi le seuil de la pièce; peut-être ne se tient-elle encore que sur le seuil du dévoilement d'une monstruosité de cruauté, de crudité, d'obscénité. Le crime pour nourrir la chair et le cadavre sanguinolent exposé sans honte, ses jambes écartées s'ouvrant sur les empâtements huileux et la touche brutale de la brosse à l'endroit du sexe.

Résumons : une petite fille éprouve la laideur du réel sous les yeux d'un collégien pris de vertige devant le laid devenu beau grâce au pinceau qui change le plomb en or. Comme s'il fallait faire de l'insupportable le fondement de la vie vivable et de l'art l'organe pour s'en affranchir.

Françoise THEILLOU, mars 2024.

 

[1] OC V. 763. Chapitre IV de L'Intemporel.

Rembrandt (1606-1669), Le Bœuf écorché, 1655. Musée du Louvre. L'artiste n'a pas donné ce titre à son œuvre. Celui-ci date du XIXème siècle, en référence au célèbre Ecorché (1766) de Houdon.

[2]OC V. 624. Citation d'Hamlet (Acte I sc. 5) utilisée par Malraux au Chapitre VIII de L'Irréel, intitulé Rembrandt.

[3] Du Musée, p.20. Les Editions Estienne.

[4] OC 623 

[5] Jan Victors (1619-1676), La boucherie, Musée d'art et d'histoire de Genève.

[6] Le premier est l'œuvre d'Adrien Van Ostade (1610-1685) et se trouve au Louvre, le second de son frère Isaac (1621-1649) au Musée des Beaux-arts de Budapest.

[7] OC IV Les Voix du silence 866

[8] Rembrandt, (1582-1666) La Leçon d'anatomie du Professeur Tulp. 1632. Mauritshuis, La Haye

[9] OC IV. 866.

[10] Rembrandt a peint plusieurs versions des Pèlerins d'Emmaüs dont une au Louvre et l'autre au Musée Jacquemard-André. Elles sont antérieures d'une dizaine d'années au Bœuf écorché. C'est à la dernière que nous faisons allusion.

[11] Les Trois croix, gravure à la pointe sèche rehaussée au burin, 1653, Rijksmuseum d'Amsterdam.

[12] Le Retour du fils prodigue, vers 1668. Musée de l'Ermitage de Saint-Pétersboug.

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