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Art. 266, janvier 2021 • Françoise Theillou : « Père et fils dans “Les Noyers de l’Altenburg” ». – Inédit.

L'Histoire, comme toujours chez Malraux, produit le déclic romanesque. Les Noyers de l'Altenburg naissent de la Seconde Guerre mondiale. Avant même sa déclaration, dès juin 1939, l'auteur écrit à son éditeur américain Robert Haas sa volonté « d'écrire un roman de caractère métaphysique sur cette guerre-ci[1] ». Il est cependant tout occupé à l'achèvement de Sierra de Terruel qu'il parvient à faire sortir en juillet mais, jugé révolutionnaire, le film, malgré son succès, sera interdit en septembre par la censure de Daladier. Il remise La Psychologie de l'art à laquelle il travaille en même temps et, en septembre toujours, encore tout imprégné de l'aventure espagnole, le ci-devant Coronel de 38 ans propose ses services au Ministère de l'Air qui décline son offre de service[2]. Outré d'essuyer un refus après avoir été, qui plus est, contraint par des ronds-de-cuir de remplir un formulaire, il entreprend des démarches pour s'engager dans une unité de chars. Il sera incorporé en avril 1940 comme dragon, c'est à dire comme simple soldat de deuxième classe au 41e dépôt de cavalerie motorisée de Provins. Un pied de nez à l'armée qui n'a pas voulu l'intégrer d'emblée dans « l'active », mais aussi un choix hautement significatif, comme nous l'allons voir.

 D'une guerre l'autre, le nouveau conflit réactive en lui près d'un siècle de conflits armés avec l'Allemagne qu'exprime le roman à travers l'histoire réinventée de sa propre famille dunkerquoise, une saga virile qu'il dépayse pour la transférer en Alsace, province déchirée entre deux pays, deux puissances, deux cultures, mais surtout pour permettre au père du narrateur, Vincent Berger, d'être le protagoniste, au sein de l'armée allemande, d'une aventure authentique qui hante l'écrivain. À l'horizon du livre à ses débuts, en effet, si l'on se réfère à un texte inédit de l'auteur[3], le récit de l'utilisation des gaz par les Allemands en Pologne à Bolimòv, sur le front de la Vistule en juin 1915, et de « l'assaut de la pitié » qui s'ensuivit, les Allemands, se portant au secours de leurs « ennemis » au spectacle de la toxicité de leurs armes chimiques. Bolimòv deviendra Bolgako dans le roman. « Cet épisode m'a obsédé avec une puissance de mythe, comme le récit inventé du don du cyanure dans La Condition humaine, comme le souvenir de la descente de la montagne par les aviateurs blessés dans L'Espoir », écrit-il. Et ceci encore un peu plus loin : « Je répète que j'ai écrit Les Noyers de l'Altenburg pour lui[4] ».

Cette extraordinaire histoire, à peu près inconnue ( « L'Histoire efface jusqu'à l'oubli des hommes », fait remarquer l'auteur dans Lazare où il la reprend), l'écrivain, à l'en croire, la tient de trois sources différentes : d'abord le récit qu'en firent à Pontigny[5], avant 1930, deux intellectuels allemands, rappelé seulement dans Le Miroir des limbes[6], ensuite le témoignage écrit d'un officier de renseignement allemand paru en version française en 1932[7] qu'il a abondamment annoté et dont il a emporté avec lui les éléments dès son encasernement, enfin le récit de l'événement que lui en a fait son père.

[1]    Lettre citée par Marius François Guyard, OC 2, note sur le texte no 5, p. 1628.

[2]    Est-il permis de rappeler ici que les hommes de l'Escadrille España prisaient le courage et le grand savoir de leur chef mais s'accordaient pour dire qu'« il ne pilotait pas et qu'il tirait mal ». Version franquiste plus globale, il est vrai, extraite d'un rapport du Chef de l'aviation gouvernementale espagnole rendu à la fin de la guerre et cité par Olivier Todd dans André Malraux, Une vie, p. 300-301 : « Après l'attitude et l'action de monsieur Malraux, il conviendrait de prendre trois mesures : le réduire à la discipline, l'expulser ou le fusiller ». (Sic).

[3]    Voir la note sur le texte no 3 p. 1631 de l'éditeur des Noyers de l'Altenburg dans OC 2.

[4]    « Lui » renvoie au « récit » deux lignes plus haut.

[5]    Pontigny, pour rappel, est une ancienne abbaye cistercienne bourguignonne rachetée par Paul Desjardins en 1906 pour y organiser des rencontres annuelles à l'échelle de l'Europe qui se dérouleront de 1910 à 1939. Elle devint rapidement une institution intellectuelle médiatrice dans une époque traversée de conflits. Malraux y participa pour la première fois en 1928 et y fit sensation. Pontigny a inspiré l'Altenburg, chartreuse allemande au sommet du Mont Saint-Odile, un belvédère comme Malraux les aimait où, comme à Pontigny, on questionne l'humanisme. À propos de Malraux et l'Alsace nous renvoyons ici à l'article de Claude Pillet d'avril 2018, no 202, sur le site malraux.org, L'Alsace de Malraux.

[6]    Le Miroir des limbes, p. 13 et p. 787-788.

[7]    Max Wild, Mes souvenirs dans le service secret, Payot 1932. Marius François Guyard produit le témoignage intégral du lieutenant allemand dans sa notice sur les scènes des Noyers, OC 2, p. 1623.

 

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