Gilles Lambert, «Le lauréat du Goncourt 1962 porte au cinéma le prix Goncourt 1933. Jean Cau adapte «La Condition humaine». Une interview par Gilles Lambert», «Le Figaro littéraire», 25 août 1966, p. 3.

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La Condition humaine, publiée en 1933, est avant tout un roman de l'événement. Ses héros sont «en situation d'actualité» – celle de la révolution chinoise. Le temps s'est écoulé, l'actualité s'est solidifiée en histoire, mais le roman n'a rien perdu de sa vie : le sang circule toujours, les artères et les articulations sont souples, les voix n'ont pas faibli.

La Condition humaine, dit Cau, est le type même du roman engagé qui résiste aux événements dont il rend compte. En devenant des héros exemplaires, ses personnages ont acquis du poids, de la vie. Leurs propos, qui viennent de plus loin, sont chargés de sens. A vingt ans, La Condition humaine avait, pour nous, l'haleine brûlante des livres de guerre. Aujourd'hui, dégagé des faits, le livre rend un son plus clair, plus grave, plus profond…

«C'est aussi un roman dense, complexe, aux aspects multiples. Des thèmes nombreux s'y entrecroisent. C'est un livre héroïque : on voit apparaître un type de héros original en qui s'unissent la passion de l'art et celle de l'action, la culture et la lucidité. C'est un roman politique et, en quelque sorte, métaphysique : l'angoisse de la mort, l'exaltation de la fraternité (illustrée par le célèbre partage du cyanure), la hantise de l'amour y circulent constamment. Ses personnages continuent de vivre (et de mourir) une fois le livre refermé.»

Mais résisteront-ils au traitement chirurgical des caméras. Et que passera-t-il, au cinéma, de toutes les intentions de l'auteur ? Sur quel aspect de l'œuvre mettra-t-on l'accent ? En fera-t-on un film d'aventures appuyé sur la trame historique (style La Guerre et la Paix, d'après Tolstoï) ou, au contraire, oubliera-t-on les faits pour se concentrer sur l'étude des caractères ?

C'était mon problème majeur, dit Cau, et Malraux m'en a délivré en me donnant quitus par avance. Je ne sais pas encore sur quel roman se portera mon choix, à l'intérieur du roman. Pour le moment, je le lis, je le relis, j'essaye de pénétrer par toutes les fissures dans ce monde grouillant et inspiré. Je déciderai plus tard.

A force d'en explorer les moindres recoins, d'analyser (à fins cinémato-graphiques) toutes les scènes d'action, de mettre les gestes et les propos en fiches, Cau a fini par relever des erreurs dans le roman. Page 203 (œuvres complètes, collection de la Pléiade), des conjurés se réunissent, sous la direction de Katow, dans une petite pièce blanche, aux murs nus, éclairée par des lampes-tempête. C'est un «tchou», un des organismes de combat créés par Kyo. Les lampes sont à hauteur d'homme. On parle de grenades. Les conjurés sont sept. Un homme sort. Page 204, à la fin de la réunion, Malraux écrit «les six hommes regardent Katow». Ils sont de nouveau sept. Malraux a oublié qu'il a fait sortir un de ses personnages.

Il faut vraiment être un teigneux du cinéma pour faire de telles remarques, dit Cau. L'emportement de la création s'accommode mal de l'arithmétique.

Ailleurs, les hommes de Katow, dans le feu de l'action, se retrouvent hors des enceintes de la ville… sans en être sortis. Ou bien ils accomplissent des déplacements irréalisables dans des délais aussi brefs… Parfois aussi (page 243, Pléiade) l'arsenal des révolutionnaires s'enrichit soudain comme par miracle, d'une ou deux mitrailleuses ! Ou bien c'est la réserve de grenades qui fond, en dix pages, sans raison apparente. Pour contrôler les déplacements des révolutionnaires, Cau attend un plan d'époque de Changhai, dont le double aspect (ville chinoise, toute d'ombre, de crasse, de grouillement humain, et quartier des concessions, blanc, entretenu, satisfait) symbolise, d'après lui, le caractère manichéen de l'œuvre; Changhai, la ville immense, dans laquelle circule l'énorme automobile «Voisin» de Ferral devant laquelle la foule s'écarte en grondant.

Carlo Ponti a engagé des négociations avec la Chine (parfaitement) et a bon espoir de pouvoir y tourner, au moins, les plans de raccord de sa super-production. Les principales scènes seront, sans doute, réalisées dans la ville chinoise de Singapour. C'est, d'après Malraux, le décor naturel qui rappelle le plus fidèlement le Changhai des années 30. On y trouve, en particulier, une longue rue des Morts, où sont groupés tous les commerces funéraires : ateliers de cercueils, tissages de linceuls, entreprises d'ensevelissements et hôtels spéciaux pour agonisants. D'autres séquences seront tournées à Kao-Long (Hong-Kong) et à Macao. Pour l'instant, le budget de La Condition humaine reste un secret.


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