Hélène Démétriadès, «“La Métamorphose des Dieux” ou la justification humaine», «La Guilde du Livre», juillet 1958, p. 265-268.

Hélène Démétriadès, «La Métamorphose des Dieux ou la justification humaine», La Guilde du Livre,  juillet 1958, p. 265-268.

 

Tout homme rêve d'être Dieu. (La Condition humaine.)

 

Il m'est arrivé une fois au Musée des Offices, à Florence, de vivre du Malraux. C'était après la guerre. Je me trouvais à l'entrée du musée en face des premières œuvres de la peinture occidentale. Supportés par des anges, immobiles, la Vierge et l'Enfant régnaient. Je venais de passer entre Sienne et Florence dans le froid tardif des couvents, une semaine à revivre à travers les primitifs italiens les symboles de la foi. Quand, pénétrant dans la seconde salle, je m'aperçus que des travaux de réfection avaient exilé à l'autre bout du musée toutes les œuvres du XIVe et du XVe siècle. Répugnant à changer brutalement de vision, je décidai de rejoindre la salle des primitifs florentins sans me laisser retenir au passage par rien. Je m'élançai donc à travers cinq siècles de chefs-d'œuvre. Je longeai au pas de course Raphaël et Vinci, le Tintoret, Véronèse, Rembrandt et Rubens, Lorrain, tous les pays, toutes les écoles, des femmes renversées, des chevaux, des colonnes, des nuages, des batailles, toute la vie, l'amour et la guerre emmêlés. Je ne m'arrêtai dans cette course obstinée que devant une Eve de Cranach, à la chair rayonnante et timide, sortant d'un cadre oblong comme d'une ruelle obscure.

Lorsque je revins, recrue de fatigue, aux vierges immobiles et dorées, c'était comme si je rentrais chez moi, dans un repos que je n'aurais jamais dû quitter. J'étais revenue à la source. Tout était sorti de là, le bouillonnement, la gesticulation humaine poursuivant en tous sens un bien inconnu, et tout se rassemblait à nouveau, tout s'absorbait dans cette présence immuable qui effaçait le monde comme on efface un pli de la main.

J'avais vécu sans y penser une page de Malraux. Ma course à travers le Musée des Offices m'avait fait mettre entre parenthèses la peinture occidentale de la Renaissance à la fin du XIXe siècle. Dans quelle mesure avais-je été influencée par Malraux, je ne saurais le dire. La publication des Voix du Silence était en cours. Elle éclairait et justifiait le changement d'optique de notre temps à l'égard de l'œuvre d'art. Elle l'amplifiait aussi en groupant dans notre esprit comme dans un musée imaginaire les chefs-d'œuvre de l'art universel. Et ces chefs-d'œuvre proclamaient avec Malraux que le but de l'art n'est pas la représentation des passions et des activités humaines, mais l'affirmation d'un monde intemporel créé par l'homme pour vaincre le destin.

Ce disant, j'anticipe sur la pensée de Malraux. Si cette pensée ne nous était connue d'avance par d'autres écrits et si La Métamorphose des Dieux ne comportait ni préface ni tome 2, on pourrait s'y tromper et définir ce livre comme une étude du sentiment religieux de l'Occident à travers son histoire de l'art. Le livre sinue sur un mince chemin de faîte. D'un côté, la métaphysique et la théologie, les variations de Dieu dans l'esprit des hommes ; de l'autre, l'esthétique, les lois d'évolution des formes qu'invente l'homme. Entre les deux, Malraux passionnément tisse des liens. Car le but de l'art durant ces millénaires a été de figurer des dieux, et cette figuration n'a varié au cours des âges que selon les rapports que l'homme a entretenus avec eux.

C'est ainsi que Malraux est amené à distinguer deux modes d'accès à Dieu et deux catégories de formes qui les traduisent, à savoir les formes du sacré et celles du divin selon que l'homme adore, prosterné, un dieu inconnu et terrible ou qu'il se redresse dans le geste de l'offrande, se retrouve dans la communion de l'amour.

Du VIe siècle av. J.-C. au XVe, de la naissance de l'art grec à la Renaissance italienne, Malraux nous montre deux fois le flux et le reflux du sacré sur l'Europe occidentale. C'est comme une vague d'éternité venue d'Asie, couvrant l'Egypte, refluant lentement du sol grec, totalement ignorée de Rome et déferlant une fois encore sur Byzance, l'empire et la France romane. Par deux fois aussi les formes du divin succèdent aux formes du sacré. Elles s'épanouissent en Grèce dès la seconde moitié du VIe siècle, avec le sourire des Coré auquel répond, dans le gothique du XIIIe, le sourire de l'Ange de Reims. Ici comme là, ces formes traduisent l'harmonie du monde, la réconciliation de l'homme et de dieu.


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