Image of Jacques-Arnaud d'Izarn : «Malraux et les femmes», «Ambre», 3 juin 1971, n° 8, p. 27-34.

Jacques-Arnaud d'Izarn : «Malraux et les femmes», «Ambre», 3 juin 1971, n° 8, p. 27-34.

Il n'a jamais parlé d'elles dans ses livres. Et pourtant, sa vie est un roman fait de leur quatre visages. Avec Clara, merveilleuse complice d'une aventureuse jeunesse, il ira d'Auteuil à Saïgon, le temps de devenir un homme et un écrivain. Avec Josette, la compagne des années de lutte, il découvrira la beauté d'un couple accordé, la plénitude. Avec Madeleine, veuve de son frère Roland, le ministre Malraux trouvera un foyer à ses enfants et l'oubli de leurs malheurs : Josette morte et Roland disparu. Avec Louise, trente ans après leur éphémère rencontre, il vivra la passion d'un jeune homme romantique. Mais la séparation et la mort marqueront toujours ses amours. Clara, Madeleine : la rupture d'un accord. Josette et Louise de Vilmorin : la passion tragiquement brisée. André Malraux reste seul.

Au milieu des ruines de l'après-guerre, dans le fracas des empires écroulés et l'absence des pères ensevelis à Verdun, la «génération perdue», celle du «diable au corps» et des sombres révoltes, celle d'André Malraux, aura donc connu la Mort avant l'Amour. Eros… Héros… Ce jeune homme vêtu de noir, au visage triste et beau, rêve déjà d'aller «ailleurs». Comme tant d'autres… Mais lui ne va pas oublier. Ainsi, de l'Orient à l'Espagne, André Malraux donnera «au mal du siècle sa figure de proue ravagée», puisqu'il «a élargi l'aventure de Byron aux dimensions planétaires (…). Ayant de justesse échappé à la tuerie collective, il lui restait à vivre son combat personnel, à faire sa propre guerre. Il n'avait pas été bétail, il serait matador.» C'est ainsi que Gaston Bonheur, dans sa préface au Malraux de Pierre Galante, rend au «héros» sa vérité charnelle, sa vérité d'après les combats de l'Histoire, sa vérité de l'ombre au moment où le matador, abandonnant son habit de lumière, retrouve la nudité humaine, sa peau d'amant, de mari, de père, qu'importe ! Du sang, de la mort : la solitude du matador en plein midi. Et du héros dans son combat. Reste la part secrète, nocturne, celle de la volupté, de la vie partagée, de la femme… C'est là, peut-être, que se trouve le dieu caché du «matador». Et dans l'aventure amoureuse, à travers les visages différents des quatre femmes aimées, le secret d'une vie publique, bref, de l'«autre», cet inconnu nommé Malraux…

 

L'amour en cachette

Paris. 1921. Nerveux, sarcastique et tendre, avec ses cheveux noirs, son teint pâle et ses yeux verts, ce long adolescent imberbe vit en marge des lois communes. Malraux n'a pas vingt ans mais déjà, en lui, une fureur de vivre et de lire, première façon de voyager. Il a quitté lycée, famille… On s'étonne de sa culture. On s'inquiète de sa lucidité. On vante ses talents de «chineur», – il n'a pas son pareil pour découvrir des livres érotiques pour le compte de riches collectionneurs – (il faut bien vivre…). Dans les milieux littéraires, il fréquente le groupe de la revue Action. Comme une jeune fille en fleur, belle et cultivée, Clara Goldschmidt… Clara… avec un C comme conquête… André, avec un A comme aventure… Deux intelligences à la découverte du monde… Deux amoureux de vingt ans dans un Paris en fête qui tangote et bientôt adoptera une musique «sauvage», le jazz.

Dans la fumée et le brouhaha d'une boîte à la mode, le «Caveau révolutionnaire», entre Clara et André, c'est la première danse, la première discussion, les premières confidences. Il ne lui dit pas «je vous aime». Ce serait trop banal… Mais, après un éblouissant exposé sur les poètes du Haut Moyen Age, cette simple question, d'une voix soudain troublée :

— Vous n'avez jamais été dans un bal musette ? Rue Broca, sur une piste encombrée de «marlous», leur couple chavirait silencieusement dans le désir. La première nuit… Et la première aventure au coin de cette rue sans lumière, un couple trop bien habillé, des marlous qui s'avancent, la peur de Clara qu'André pousse derrière lui, le claquement sec d'un revoler : une agression classique !… mais, soudain, le tendre jeune homme tire en direction des ombres… Il était armé ! Stupeur et débandade chez ses agresseurs… Alors, sans un mot, le jeune homme remet son revoler en poche. Et offre à Clara sa première blessure, une plaie à la main gauche. L'aube n'est pas loin. Insomniaque, la mère de Clara a entendu des bruits dans la chambre de sa fille. Elle s'y rend :

— Mais qu'est-ce que ton camarade fait ici en pleine nuit ?

André, la main pansée, se tourne vers Clara.

— Il m'a déposée et il est venu prendre un livre…

— Ah bon ! soupire, tout à fait rassurée, Mme Goldschmidt avant de quitter la pièce à la recherche du sommeil perdu.


Télécharger le texte entier.