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Jean Rougeul, «Malraux n'a plus le droit de réaliser “Espoir”», «Spectateur», 27 mars 1946, p. 1 et 3.

Malraux n'a plus le droit de réaliser Espoir, par Jean Rougeul

 

Le Temps du Mépris est devenu sans doute aujourd'hui un peu moins méprisable, mais pour ce qui est du Temps des Règlements, nous sommes bien loin, certainement, d'en être sortis. C'est ainsi que le Syndicat des Techniciens du Cinéma vient de publier une circulaire pour le moins surprenante.

Toute personne désirant accéder à la profession de réalisateur de films devra désormais avoir été auparavant premier assistant-réalisateur dans trois films différents. C'est du moins le Syndicat qui l'exige et qui manifeste l'intention d'appliquer cette décision immédiatement.

Cela veut dire que si un nouveau metteur en scène voulait réaliser un film sans remplir les conditions prescrites, il serait vite obligé d'y renoncer, car aucun technicien syndiqué n'accepterait de collaborer avec lui.

 

Une curieuse déviation du syndicalisme

Ce serait une grosse erreur de croire qu'il s'agit là d'une question purement professionnelle dont le grand public doive se désintéresser. Les syndicats participent de plus en plus – et à juste titre – aux diverses activités du pays, et dans toute la mesure, précisément, où l'on éprouve en général une vive sympathie envers leur action, l'on ne peut que déplorer l'étrange état d'esprit qui a conduit les techniciens des studios à une mesure de ce genre.

Entourer un métier d'une barrière, semer des obstacles administratifs sur la route des nouveaux venus, établir à l'avance une hiérarchie purement bureaucratique, et codifier très étroitement «l'avancement » qui n'aura lieu de cette manière qu'à l'ancienneté – ce qui est pire qu'au régiment – voilà qui n'est autre chose que du «Corporatisme».

Les syndicats sont parfaitement justifiés de lutter contre les «jaunes» et d'empêcher en bien des circonstances des gens qui ont un autre gagne-pain de prendre occasionnellement la place des professionnels, mais ce qui n'entre pas dans leur rôle, c'est d'essayer de fermer la porte au nez aux candidats éventuels à la profession.

C'est pourquoi sa portée dépasse le cadre du cinéma et mérite d'être signalée, ne serait-ce que pour cela.

 

Il n'y a pas que la technique

Mais dans ce qu'elle représente pratiquement à l'égard de l'art de l'écran, l'on a peine à croire que cette décision ait pu être prise sérieusement. A vrai dire, elle manifeste une fois de plus, et dans son domaine, cette fâcheuse tendance qui consiste à considérer le cinéma uniquement comme une industrie et une technique, en oubliant complètement qu'il est aussi un art.

Déjà bien des critiques se laissent facilement éblouir par les virtuosités glaciales de certains metteurs en scène et prennent souvent pour du style ce qui n'est qu'une bonne connaissance de la grammaire. Or, en ce qui concerne la grammaire, c'est-à-dire, en l'occurrence, la technique, il est vrai qu'elle peut s'apprendre par des stages successifs dans les emplois subalternes. Mais la sensibilité particulière qu'on demande à un réalisateur de films ne s'apprend nulle part.

Même, d'ailleurs, si l'on se place au point de vue de la seule technique, je suis persuadé qu'un opérateur chevronné ou un monteur expérimenté connaît assez la musique pour être capable de faire du premier coup, en tant que réalisateur, un film parfaitement correct. Cela n'empêche pas le Syndicat de ne leur accorder qu'une bien maigre concession en leur imposant «seulement» – s'ils veulent devenir réalisateurs – deux stages d'assistants au lieu de trois. Mais l'assistant, qui pourtant connaît souvent beaucoup moins bien qu'eux le travail effectif de la réalisation, pourra leur passer devant le nez, sans aucun stage. C'est simplement absurde. 

Ceux qu'on veut interdire

En vérité, le choix d'un nouveau metteur en scène de cinéma est chose beaucoup trop délicate pour être ainsi réglementé d'une façon rigide et formaliste.

La place me manque pour traiter ici à fond cette question, aussi me bornerai-je à indiquer qu'un choix heureux comporte, me semble-t-il, en général une part de chance et paraît nécessiter de la part des producteurs un minimum de flair dont ils n'ont pas l'air, il faut le reconnaître, d'être exagérément pourvus.

Mais, de toutes manières, si l'un d'eux s'avisait de confier la réalisation d'un film à un personnage comme Jean-Louis Barrault, par exemple, il serait comique, vraiment, qu'on interdit à celui-ci de se manifester comme réalisateur, sous prétexte qu'il n'a jamais été assistant. A la rigueur pourrait-on craindre qu'il n'apportât un peu trop au studio un tempérament d'homme de théâtre, mais après tout il ne serait pas le seul.

Je cite Barrault, d'ailleurs, au hasard, parmi beaucoup d'autres noms qui me viennent à l'esprit. N'a-t-on pas le droit, notamment, de se demander si, au point de vue de la valeur sensible et authentique d'une œuvre, André Gide, à condition qu'il en ait eu envie, et que son âge le lui permit, n'aurait pas réalisé un film adapté de La Symphonie pastorale beaucoup mieux que Delannoy ?

Quant à Barrault, il aurait au moins le mérite, sans doute, de savoir diriger le jeu des comédiens, ce qui, à vrai dire, n'est pas la qualité dominante des réalisateurs actuellement en exercice. Mais probablement Messieurs les réalisateurs se moquent-ils de ce détail. Il faut croire que les panoramiques sublimes, les travellings en farandole et les fantômes translucides qui éteignent les briquets les intéressent beaucoup plus.

Ceux qui, jadis, auraient été interdits

Tout cela n'est pas sérieux et l'on est tout surpris d'être obligé de rappeler au Syndicat des techniciens quelques points d'histoire bien significatifs :

Jean Renoir n'a jamais été assistant. Il est pourtant, je pense, le plus grand réalisateur français. Il s'est d'abord essayé, si je ne me trompe, dans le cinéma d'amateurs, puis il a fait des courts métrages et ensuite de grands films.

Pierre Chenal n'a jamais été assistant. Il a commencé par faire quelques documentaires, après quoi il a tout de suite réalisé Le Martyre de l'obèse puis La Rue sans nom.

Christian Stengel est un producteur qui a su devenir un bon metteur en scène, sans avoir été assistant.

Plus récemment, René Chanas, qui vient de révéler une personnalité intéressante et sensible en présentant Le Jugement dernier, n'a jamais été assistant. Il a d'abord travaillé comme «barbouilleur» de studio, puis comme décorateur, puis comme réalisateur de documentaires, et voici qu'il se trouve aujourd'hui l'un de nos meilleurs réalisateurs de longs métrages, sans avoir passé par la filière que le Syndicat des techniciens prétend imposer.

Jean Cocteau, non plus, comme l'on sait, n'a jamais été assistant. On peut estimer que ses soucis d'esthétisme à l'écran sont contestables, mais il apporte évidemment un style original et il n'y aurait eu absolument aucune raison valable de l'empêcher de faire des films.

Enfin, l'une des plus jolies conséquences de la décision du Syndicat serait d'interdire à André Malraux de réaliser Espoir, si c'était aujourd'hui seulement qu'il veuille tourner ce beau film, – Espoir, qui a justement reçu dernièrement le prix Louis Delluc. Malraux, pourtant, n'a jamais été assistant et n'avait même jamais collaboré auparavant à une production cinématographique.

Cette petite liste est, bien sûr, extrêmement incomplète.

La seule solution

Or, je pense qu'une des principales qualités d'Espoir vient précisément du fait que Malraux n'était pas un «technicien». Il y a, en effet, dans ces images émouvantes une sorte de fraîcheur et une simplicité dont bien des vétérans de la caméra auraient été, on peut le croire, fort incapables. En ce sens, on peut estimer qu'interdire aux Malraux inconnus, qui existent peut-être, de faire des films, c'est vouloir abaisser la qualité du cinéma français.

Ne serait-ce que pour cette raison, je ne vois pas d'autre solution à la question de l'accès à la profession de réalisateur, qu'une absolue liberté.

Demande-t-on à un jeune écrivain qui veut publier son premier livre s'il a pris soin auparavant de remplir trois fois l'encrier d'un académicien ?

Au cinéma, au lieu de chercher à décourager les talents nouveaux, il serait tout de même plus intelligent de faciliter par tous les moyens la production des courts métrages qui, eux, donnent vraiment aux aspirants-réalisateurs l'occasion de s'exercer utilement.


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