L/1946.12.22-23 — André Malraux : «Psychologie de l'Art – Chapitre premier : «Le Musée imaginaire», Labyrinthe, 22-23 décembre 1946, n° 22, p. 1-2. Pages préoriginales de la Psychologie de l'art.

[Note liminaire.]

La Psychologie de l'Art comprend quatre essais importants. Le premier, dont ce texte est extrait, précise la position de l'homme de notre époque en face des problèmes de l'art, et expose certains des thèmes fondamentaux de l'ouvrage. Le second est une tentative de psychologie de la création artistique, dont les données essentielles aux yeux de l'auteur sont les mêmes pour un grand créateur thébain que pour Cézanne ou Picasso. Cet essai qui tend à préciser à la fois l'indépendance de l'esprit créateur par rapport à l'histoire, et la nature de leurs liens, s'oppose à toute la philosophie de l'art actuellement acceptée. Le troisième et le quatrième sont consacrés aux relations de l'art et de l'histoire, et à la nature même de l'art. Cette œuvre capitale paraîtra au début de 1947.

[Texte.]

L'histoire de l'art depuis cent ans, dès qu'elle échappe aux spécialistes, est l'histoire de ce qui est photographiable. Quel homme cultivé n'est frappé par la rigueur de fatalité avec laquelle la sculpture occidentale, du roman au gothique et du gothique au baroque, semble entraîner les sculpteurs ? Mais quel homme cultivé connaît l'évolution parallèle du vitrail, les soubresauts de la peinture byzantine ? Cette peinture byzantine, nous ne l'avons crue si longtemps paralysée que parce que son dessin était fixé; que sa vie, son histoire, son génie, étaient dans la couleur. La connaître – de couvent grec en couvent syrien, de collection en musée, de vente publique en antiquaire – exigeait des années, et une rare mémoire des couleurs. Son histoire était jusqu'ici celle de son dessin – qui n'en avait pas. Le dessin va perdre, en histoire de l'art, une royauté qu'il tenait de la photographie en noir. Une reproduction était d'autant plus efficace que la couleur de l'original y était davantage subordonnée au dessin. Chardin, désormais, ne combattra plus Michel-Ange désarmé[1].

La peinture mondiale va s'engouffrer dans notre culture comme le fait la sculpture depuis un siècle. A l'énorme édifice gothique commence à répondre celui des fresques romanes inconnues avant la guerre de 1914 (sauf des historiens d'art), de la miniature, de la tapisserie, du vitrail surtout; la découverte que le domaine privilégié de la couleur n'est pas toujours, n'est pas nécessairement la peinture.

L'escamotage de la dimension des œuvres reproduites donne à la miniature une importance toute nouvelle. Reproduite en «vraie grandeur», elle se trouve au même format que les tableaux réduits. La minutie de style qui, indépendamment de sa facture, sépare son original du tableau, ne pèse pas alors plus que la légère grimace imposée à celui-ci par la réduction. Les heures du duc de Berry ne deviennent pas des fresques, mais s'apparentent fort bien à des peintures flamandes. Art fictif encore, en ceci que tels sujets que les Limbourg, Fouquet même, traitent en miniature sont ceux qu'ils n'ont pas, qu'ils n'eussent pas traités en tableaux. (Leur style n'en est pas moins significatif.) Un domaine dont le lien avec la sculpture fut rigoureux[2] cesse d'être chasse de spécialistes. Telles œuvres reproduites, isolées, suggèrent soit un grand artiste, soit même une école sombrée (sur quoi l'imagination s'attarde), et l'Evangéliaire d'Ebo n'a pas moins d'accent que les fresques de Tavant. Et si l'on veut savoir ce qu'était un paysage pour un peintre septentrional du XIVe siècle, à qui faire appel mieux qu'à Pol de Limbourg ?

Mais le vitrail va occuper une bien autre place dans nos résurrections.

On l'a tenu pour un art d'ornement. Prenons garde que le domaine de l'art décoratif est fort imprécis quand il appartient à un art barbare. Un coffret du XVIIIe lui appartient d'évidence, mais une châsse ? Un bronze de Louristan, une plaque scythe, une étoffe copte, tels animaux chinois – voire une tapisserie ? Une figure de châsse est subordonnée à l'objet qu'elle décore ? sans doute moins qu'une statue-colonne à l'architecture dont elle fait partie (et l'influence de l'orfèvrerie sur la sculpture romane de pierre n'est plus contestée).  Le domaine de l'art décoratif n'est déterminable avec précision que dans un art humaniste. Et ce sont les critères humanistes qui ont mené à définir le vitrail par ce qu'il n'était pas, comme le XVIIe siècle jugeait la sculpture gothique, – mais plus longtemps. Le vitrail est lié à un dessin secondaire, parfois ornemental (encore faudrait-il y regarder de près), mais sa couleur n'est en rien le coloriage ornemental de ce dessin, un remplissage éclatant. Elle est une expression lyrique directe, non sans analogie avec celle du lyrisme pictural, de Van Gogh à Rouault. Si la peinture religieuse naquit tard en Europe septentrionale – dans les pays à vitraux – c'est que pour le grand coloriste le vitrail y était le plus puissant des moyens d'expression; et nos génies ravagés de couleur, à la fin du XIXe siècle, semblent appeler un vitrail dont le Père Tanguy et les Tournesols seraient plus proches que de Titien ou de Vélasquez. Le mot même de «peinture» accroché aux tableaux, nous paralyse : le sommet de la peinture au XIIe, au XIIIe et au début du XIVe siècle, hors d'Italie, ce n'est ni telle fresque, ni telle miniature, c'est tel morceau des verrières de Chartres.

Certes, l'art du vitrail est aussi décoratif. Au même titre que tout art roman, que la statuaire même. Cette statuaire resterait bien souvent enrobée dans l'immense ensemble ornemental qui la presse, si ne l'en arrachait le visage humain. Car la robe de la statue-colonne est un élément du portail, mais non la tête qui le surmonte. Des motifs qui l'enchâssent, le vitrail du XIIe, du XIIIe siècle même, surgit avec la force qui libère les visages romans. Mais si chacun sépare d'instinct les statues du Portail Royal de Chartres de leur décor, le vitrail ne s'est pas arraché encore à une confusion où Notre-Dame de la Belle-Verrière se même aux entrelacs. L'accent libérateur qu'apporte le visage à la sculpture est donné au vitrail par son expression lyrique, aussi spécifique que celle de la musique, et à quoi aucun artiste ne se méprendra pour peu qu'il la compare aux autres expressions plastiques romanes, fresque ou mosaïque. Il suffit de rapprocher les grands vitraux romans des fresques du Puy, des mosaïques contemporaines, pour voir qu'ils n'en sont pas le décor mais l'accomplissement.

Le génie du vitrail finit quand le sourire commence. Si l'humaniste apparaît, le dessin devient privilégié, l'imitation des choses et des êtres (pour les contemporains de Giotto, ses personnages sont «vivants» comme ceux de Van-Eyck sont ressemblants) devient valeur fondamentale. Mais l'esprit non humaniste, du monde roman, a d'autres moyens d'expression. Il y a de la statue-colonne dans l'Arbre de Jessé de Chartres, et l'accent intense et anguleux des grands vitraux est celui du tympan d'Autun. La force souterraine venue de l'éternel désert, qui avait fondu la pluralité romaine dans l'abstraction de Byzance, appelait sourdement son expression lyrique; le vitrail est une mosaïque libérée, et c'est bien le rigide tronc byzantin, nourri des migrations barbares, qui s'épanouit à la fin dans cette constellation de l'arbre de Jessé, comme la suggestion de Masaccio se déploie dans la transfiguration du Tintoret de Saint-Roch. Lié à la fenêtre comme la fresque au mur, le vitrail primitif n'est ni accident, ni décor d'un monde où l'homme n'existe pas encore, n'affleure du macrocosme primitif que par les Prophètes ou le Jugement; il en est l'expression même. Comme le sont les tympans où le Christ est encore tout engagé dans son Père, où Création et Jugement précèdent l'Evangile; comme à Moissac où la foule mortelle ne s'établit sous un Christ de majesté qu'en prenant la forme des Vieillards de l'Apocalypse. Bientôt le Christ sera le Fils de l'Homme, et le sang de ses mains trouées fera lever de l'ardente abstraction des genèses une moisson familière de métiers humains; les vignerons et les cordonniers des verrières de Chartres, comme le Moissonneur du bas-relief d'Amiens, prendront la place des damnés d'Autun, des Vieillards de Moissac. Mais alors le grand éclat lyrique commencera de s'éteindre; de Senlis à Amiens, d'Amiens à Reims, de Reims en Ombrie, l'homme va grandir jusqu'à faire éclater ces verrières qui ne sont pas encore à sa taille, et qui ne sont plus à la taille de Dieu.

[1] Il y a peu de Chardins en Italie et pas une peinture de Michel-Ange en France, en Angleterre, en Allemagne, aux Etats-Unis. Combien, parmi ceux qu'eussent atteints l'un et l'autre artiste au XIXe, avaient vu leurs œuvres ? Et à quel âge ?

[2] On connaît la miniature qui fut à l'origine du tympan de Vézelay.


Télécharger tout le texte.