L/1976.04.03 — Malraux : «La Corde et les souris». C'est le titre de son nouveau livre. Le compagnon du Général y raconte deux visites à Colombey : l'une au moment du retour à la solitude, l'autre au moment de la dernière traversée… «Paris Match» publie ces extraits en exclusivité. «Paris-Match», 3 avril 1976, p. 36-37. Préoriginale.


Après la neige mérovingienne de Colombey, celle à travers laquelle le train roule vers Paris semble citadine, et moderne… Seul, à quoi penserais-je, sinon à lui ? – comme dans la voiture où je me trouvais seul aussi, après notre entretien à l'hôtel Lapérouse. Il a peu changé. Mais il a perdu son dialogue impatient avec l'avenir : «Maintenant, faire un Etat qui en soit un, stabiliser la monnaie, régler la question coloniale !»

J'ai vu pendant dix ans un homme assailli. Je viens de voir un homme livré depuis des mois à une vocation de solitude, face à lui-même, à un destin dont rien ne le protège plus. Il m'a dit, de Napoléon : «Pour l'âme, il n'a pas eu le temps…» Ce temps, il est en train de le prendre.

Il ne m'a pas répondu directement lorsque je lui ai dit : «Les grandes figures de notre histoire n'ont obéi qu'à ce qu'elles ont voulu servir.» Il a dit : «J'étais un mythe aussi…»

Mythe étranger à toute idéalisation de sa personne : il lui préexiste. Nous connaissons des figures de l'imaginaire enfouies en l'homme dans l'attente de leurs incarnations, qu'elles suscitent parfois : César rêve d'Alexandre, et Napoléon, de César. L'humanité n'a pas eu besoin d'oiseaux pour imaginer les anges (qui sont les Victoires grecques), ni d'épouvantails pour imaginer les fantômes. Le Général, en 1940, s'est apparenté au mythe par l'invisibilité, l'ubiquité, jusque par son nom. Il n'était que ce nom, et un grade – qui eût joué contre lui si tout ce qu'il disait, et le peu qu'on savait de lui, n'eussent contredit de front le mot : général.

C'est pourtant à nos chefs de la dernière guerre qu'il eût ressemblé, s'il n'eût été séparé d'eux par la parole. On eût rapproché l'appel du 18 juin de l'ordre du jour de la Marne – si Joffre avait enregistré le second…

On n'avait pas non plus entendu Clemenceau, et depuis, on avait trop entendu beaucoup d'autres. Le vocabulaire de la France Libre n'a pas été celui de la Chambre.

Dès le premier jour, ce ne fut ni le chef d'une légion étrangère ni celui d'un gouvernement en exil, qui répondit au maréchal Pétain. Celui-ci tenait un langage sans recours. Le Général dit que la France en avait vu d'autres, et c'était la première fois que la France parlait, autrement que par métaphore : qu'on l'entendait. La France n'a pas perdu la guerre ? Ce n'était pas la logique, qu'on écoutait alors, c'était : «Ecoutez-moi, car si vous m'entendez, c'est que je suis vivante.»


Télécharger le texte entier.