Image of «La Quinzaine littéraire», 16 – 30 novembre 1974, n° 198, p. 3 et 5. Maurice Nadeau : «Malraux devant sa propre mort».

«La Quinzaine littéraire», 16 – 30 novembre 1974, n° 198, p. 3 et 5. Maurice Nadeau : «Malraux devant sa propre mort».

La Quinzaine littéraire, 16 – 30 novembre 1974, n° 198, p. 3 et 5.

Maurice Nadeau : «Malraux devant sa propre mort».

 

Il va devenir difficile de ne pas se perdre dans l'œuvre d'André Malraux. Voici Les Voix du silence repris, avec L'Irréel [1], sur de nouvelles bases, tandis que s'efface de plus en plus la frontière entre mémoires et œuvres de fiction. Ce Lazare relève d'une nouvelle entreprise en cours : Le Miroir des limbes, dont les Antimémoires, nous apprend l'auteur, figuraient le premier tome, alors qu'il est formé au moins pour moitié d'épisodes des Noyers de l'Altenburg, lequel était présenté en 1948 comme le premier tome d'un «roman» : La Lutte avec l'Ange dont la suite avait été «détruite par la Gestapo». Malraux promettait de reprendre dès le début une entreprise romanesque qui a donc été abandonnée au profit d'une «suite» plus ou moins autobiographique. On ne peut que souhaiter bon courage aux futurs exégètes de son œuvre. Ses lecteurs habituels, sans doute sensibles à celle-ci, mais davantage fascinés peut-être par une personnalité hors du commun, ne verront aucun inconvénient à cette redistribution des cartes.

Lazare n'est pas la simple reprise, sous une autre forme, des Noyers de l'Altenburg. De cet ouvrage, publié d'abord en Suisse pendant la guerre, l'auteur a laissé tomber l'histoire des fameux colloques qui réunissaient sur le mont Sainte-Odile des intellectuels gorgés de nietzschéisme alors que se mettaient en place les acteurs de la Première Guerre mondiale, et il est vrai que leurs discussions à propos de l'Homme et de l'Histoire n'auraient plus grand sens aujourd'hui. En revanche, les propos des prisonniers français de 1941 près de Chartres complètent sans dommage ceux de soldats allemands sur la Vistule en 1916, et si l'auteur réimprime à peu près tel quel le morceau anthologique des Noyers : l'emploi pour la première fois, sur le front russe, par les Allemands, des gaz asphyxiants, «c'est parce qu'il cherche la région cruciale de l'âme, où le Mal absolu s'oppose à la fraternité». On se souvient que les combattants allemands n'avaient pu laisser succomber à l'effet des gaz leurs ennemis et s'étaient précipités dans les tranchées russes pour prendre chacun sur son dos le camarade d'en face et le sauver d'une mort atroce («Non, l'homme n'est pas fait pour être moisi»). Cet extraordinaire épisode avait donné lieu à un extraordinaire récit dont la force d'impact, trente ans après, bouleverse encore. Dans une œuvre qui ne résistera peut-être pas tout entière au temps, c'est ici qu'on ira chercher le grand Malraux.

Ce qui fait de Lazare un «nouveau livre» c'est qu'il est issu d'une récente et dramatique expérience. On sait que n'ont pas manqué à l'auteur les occasions de mourir et que, en particulier à Gramat durant la Résistance, il faillit devenir victime d'un peloton d'exécution. Des situations les plus tragiques pour sa vie, il s'était toujours tiré par un étrange sentiment de son invulnérabilité. Désormais, ce n'est plus de face qu'il doit affronter la mort : elle s'insinue en lui sous forme d'une maladie grave, une atteinte des centres nerveux, et s'il n'est pas exclu qu'il en guérisse (le processus, lui dit le médecin, n'est pas irréversible), il peut plus probablement en mourir ou demeurer à jamais paralysé. Il se fait hospitaliser à la Salpêtrière et, dans une attente pire que celle du camp de prisonniers de 1941, écrire lui paraît «le seul moyen de continuer à vivre».

[1] Premier volume paru de La Métamorphose des dieux, album abondamment illustré, noir et couleurs, 360 p., Gallimard.


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