«L'Action française», 21 – 27 novembre 1996, n° 2451, p. 5. Jean-Baptiste Morvan : «Un “grand homme” au Panthéon»

L'Action française, 21 – 27 novembre 1996, n° 2451, p. 5.

 

Jean-Baptiste Morvan : «Un “grand homme” au Panthéon»

 

Malraux, classique français ?

Les honneurs officiels et solennels rendus à Malraux nous invitent à nous interroger sur la valeur exemplaire de l'œuvre : importante, voire prestigieuse, suffit-elle pourtant à notre conscience française, à l'heure des bilans de ce siècle ?

Le transfert de Malraux au Panthéon, même pour les esprits peu sensibles à ce genre de solennité funèbre, apportera une nouvelle occasion de méditer sur nos bilans séculaires de culture, sur nos repères moraux de civilisation. Je ne crois pas qu'on puisse mettre en doute, à propos de Malraux, la qualité de grand écrivain; mais précisément, dans la mesure où ce prestige littéraire est important pour le tableau intellectuel du XXe siècle, nous sommes amenés à nous interroger sur la nature et le sens de cette importance. Malraux, auteur de premier plan, doit-il être défini comme un grand classique français ? Son œuvre est une de celles à propos desquelles nous sentons le besoin d'opérer une révision de la notion de classicisme, non pour entreprendre une critique mesquine et tatillonne, mais parce que le classicisme est une des valeurs qui constituent des critères majeurs dans l'appréciation de l'héritage que nous allons laisser.

 

Les œuvres exemplaires

Le classicisme, dans l'acceptation ordinaire du mot et dans son sens large, qualifie les œuvres exemplaires; mais le terme même d'«exemplaire» implique, tantôt l'idée d'un témoignage essentiel sur la nature humaine, et tantôt celle d'un enseignement moral tendant à une forme doctrinale. Une image puissamment révélatrice de l'homme, un approfondissement original et hautement clairvoyant des problèmes de la destinée, peuvent bien éclairer nos conceptions morales, sans toutefois nous apporter les éléments d'une conduite. Il reste au lecteur une marge de jugement personnel légitime, et la qualification de classique n'entraîne pas une autorité absolue. C'est en somme le problème des «maîtres»; il nous est loisible de recevoir leurs propos avec intérêt, voire avec un intérêt passionné et cependant de nous arrêter là; les «maîtres» sont parfois des informateurs précieux, mais non des guides. C'est ainsi que nous ne nous étonnons pas de voir ranger un Camus, et même un Gide ou un Sartre parmi les classiques français du XXe siècle sans pour autant leur reconnaître le rôle de directeurs de conscience. Pour Malraux, le même débat peut être ouvert; mais l'examen de son cas sera plus difficile.

 

Un classicisme antique

On définissait autrefois le classicisme par une référence à la culture née des œuvres antiques. L'œuvre de Malraux reflète dans ses structures générales le caractère grandiose de ce classicisme-là. La Mort et le Destin sont présents dans le thème de la Guerre; même dans les évocations des conflits asiatiques et de la guerre civile espagnole, c'est une autre Iliade qui nous est présentée. Les angoisses de l'homme, les recours qu'il recherche, prennent dans la guerre une force tragique, et le langage qui les exprime tend vers l'expression lapidaire. Le roman est «un moyen d'expression privilégié du tragique de l'homme»; et s'il reprend en somme les caractères de l'épopée, il assume aussi le rôle de l'antique tragédie. Aux heures où l'homme souffre de l'absence des éléments tutélaires assurés par les sociétés ordinaires et organiques, l'expérience du combat lui fait retrouver des certitudes : «Le courage aussi est une patrie», pense un anarchiste dans L'Espoir comme à ceux du Temps du Mépris et de La Condition humaine, et Malraux évoque «l'irréductible accusation du monde qu'est un mourant qu'on aime». Tout se passe comme si les situations conflictuelles les plus extrêmes portaient les interrogations humaines à la limite et les réduisaient à leur plus tragique simplicité. On lit dans L'Espoir : «La mort transforme la vie en destin». Et l'obsédante présence du fatum est une marque constante et sensible d'une parenté intellectuelle de Malraux avec l'Antiquité.

Le style de Malraux est aussi classique, de ce point de vue, dans son inspiration esthétique, artistique. L'art et un des ressorts de sa pensée et il impose à l'œuvre un aspect sculptural, faisant songer aux stèles, aux silhouettes hiératiques de la statuaire, antique ou asiatique. Les visages de pierre répètent les constantes interrogations sur la destinée. L'éloquence de Malraux adopte souvent le ton et le style de l'élégie funèbre, mais le pathétique tire sa fore d'une éternelle inquiétude. L'auteur lui-même est un de ses personnages : il est, comme ses héros, présent par des attitudes et peut-être n'y a-t-il pas de classicisme sans la valeur suggestive des attitudes.


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