art. 148, janvier 2013 • Jean-Claude Larrat : «Le Montmartre de Malraux : entre cubisme et farfelu» (PAM n° 2, 2001-2002)

Jean-Claude Larrat, Professeur à l’Université de Caen et auteur d’un récent portrait littéraire d’André Malraux («Le Livre de poche», 2001), revient sur les années montmartroises du jeune Malraux pour y découvrir l’origine de deux veines d’apparences contradictoires et pourtant complémentaires de la pensée et de l’univers malruciens : la veine cubiste et la veine farfelue.


 

Je crois qu’il y avait beaucoup plus de farfelus lorsque j’avais vingt ans.
A moins que je ne connaisse pas ceux d’aujourd’hui.

(Malraux à Emmanuel d’Astier de la Vigerie, en 1967)

 

Parmi les injures variées adressées à Malraux par la presse bien-pensante, lors de sa mésaventure indochinoise, figurait en bonne place celle de «cubiste». Rien d’étonnant à cela lorsqu’on sait quelle fut la fortune de ce mot dans les années 1920. Maurice Sachs la rappelait dans Au temps du Boeuf sur le Toit :

Ce mot cubisme fait fortune. D’un jeune garçon qu’on soupçonne d’inavouables dépravations, on dit : «il est cubiste», d’une femme adultère dans une bonne famille bourgeoise : «c’est encore le cubisme qui est la faute de tout ça», d’un homme qui dit que les Russes rouges se défendent admirablement sous le commandement de Trotski «encore un cubiste». Je crois que pour M. Clément Vatel, qui est le porte parole de la sottise française, le mot cubisme peut s’appliquer à tout ce qu’il n’entend pas […] et que Gide, Valéry, Mallarmé, Picasso et le jazz lui paraissent indifféremment cubistes. [Octobre 1919].

C’est à Montmartre que Malraux avait découvert, sinon le «cubisme», du moins un grand nombre de ceux qui, en disciples d’Apollinaire, étaient en train de placer cette notion au coeur des débats sur l’art moderne : les poètes, Max Jacob, Pierre Reverdy, André Salmon, Jean Cocteau, Raymond Radiguet, Paul Dermée, Georges Gabory… et les peintres, Picasso, Juan Gris, Braque, Derain, Galanis, Elie Lascaux… – Le surréalisme n’était pas encore né. En 1920, dans une revue d’avant-garde vaguement anarchisante, Action, Malraux évoquait en quelques lignes un roman poétique d’André Salmon, La Négresse du Sacré-Coeur. Montmartre y était peint comme une sorte d’île merveilleuse, une contrée exotique peuplée de créatures bizarres, carnavalesques ou mécaniques, paraissant sortir d’un conte d’Hoffmann – on y reconnaissait pourtant sans peine, parmi elles, Max Jacob et plusieurs de ses amis. Le Montmartre de Salmon était déjà un modèle de ces pays farfelus auxquels Malraux ne se lassera jamais de rêver. Ce fut l’insaisissable Mareb, capitale du royaume légendaire de Saba, qu’au XIXe siècle, nous dit l’auteur des Antimémoires, un certain Arnaud, «farfelu» à l’«héroïsme négligent», «génie simple et charmant», prétendit avoir atteinte, mais dont il ne put jamais dessiner le plan devant le consul de France, sa «main aveugle ne parv[enant] plus à tracer sur le papier que d’informes papillons». Un siècle plus tard, un certain Malraux eut aussi quelque mal à donner une image précise de cette capitale farfelue qu’il avait, disait-il, effleurée d’un coup d’aile, au péril de sa vie. Ce furent encore la mythique Ispahan de Royaume-Farfelu, faisant disparaître dans un sortilège l’armée peu redoutable de ses conquérants, la «Ville-Farfelu» de Lunes en papier – le premier livre de Malraux, le «Royaume du prestre Jehan» présenté dans la revue Commerce, en 1928, avec son ami Chevasson, dédicataire de Royaume-Farfelu, ou encore ces mirages de la province française rêvés par Alexandre Vialatte (dans Battling le ténébreux) ou par Pierre Véry (dans Pont-Egaré), que Malraux fit publier (en 1928 et 1929) aux éditions de La Nouvelle Revue Française. Malraux avait aussi exploré le Montmartre bien réel, jusqu’au sordide parfois, des peintres et de leurs ateliers. L’article qu’il consacre aux «Illustrations de Galanis», dans la revue Arts et métiers graphiques (avril 1928), se termine par le récit d’une visite nocturne, en compagnie de Galanis, au peintre Elie Lascaux, dans une grande baraque en planches de la rue du Chevalier-de-la-Barre, «un ancien Panorama (de Jérusalem et des lieux saints) où l’on entendait trotter toute une colonie de rats», se souvient Georges Gabory (dans ses mémoires publiés en 1988, chez Jean-Michel Place, Apollinaire, Max Jacob, Gide, Malraux & Cie). Alertés par des bruits suspects, Malraux et ses compagnons découvrent, au bas d’un escalier tortueux, des aveugles de la Butte, «qui s’étaient réfugiés là appuyés les uns sur les autres». «Nous partîmes, écrit Malraux, poursuivis par cette image de Breughel, à la fois poignante et burlesque, et Galanis nous conduisit chez lui. Là, dans cette pièce où Léon Bloy avait lutté contre sa longue misère, où rôdaient encore des échos de la tragédie d’Utrillo, où semblait s’être établie depuis des années et des années cette fantaisie tragique dont André Salmon a fait une poésie, dans cette pièce où l’ombre déformée de nos mains évoquait le geste des aveugles de tout à l’heure, Galanis ouvrit le petit harmonium qu’il a construit et décoré lui-même, s’assit, et joua. Tous, nous dressâmes l’oreille : c’était du Bach.»

 

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© www.malraux.org / Présence d’André Malraux sur la Toile

Texte mis en ligne le 1er janvier 2013

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