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«Le Figaro littéraire», 17 novembre 1969, p. 7-8. Daniel Albo : «Trois grands» au secours de Régis Debray»

Le Figaro littéraire, 17 novembre 1969, p. 7-8.

Daniel Albo : «“Trois grands” au secours de Régis Debray»

 

Oubliant ce qui les sépare, André Malraux, François Mauriac et Jean-Paul Sartre ont adressé une lettre au président bolivien.

Malraux, Mauriac, Sartre : ce brelan royal de la littérature engagée, personne n'imaginait il y a quelques jours encore qu'il puisse être réuni.

La surprise fut énorme lorsque les quotidiens publièrent une lettre signée par les trois écrivains, et eux seuls, où ils demandent au chef du gouvernement bolivien, le général Ovando Candia, de prendre une mesure de grâce en faveur de Régis Debray, condamné à trente ans de détention et emprisonné depuis deux ans et demi à Camiri sous l'inculpation d'avoir participé à la rébellion au côté de Che Guevara.

C'est Sartre qui a pris l'initiative de cette lettre extraordinaire, non seulement par la personnalité de ses signataires, mais aussi par son caractère mesuré qui tranche radicalement avec le style habituel des pétitions. Missive marquée par le seul souci, en dehors de toute propagande et de toute idéologie, de venir au secours de Régis Debray.

Sartre écrivit d'abord à François Mauriac en lui présentant son projet et en soulignant que la situation politique en Bolivie justifiait une telle action en faveur de Debray. François Mauriac répondit oui immédiatement.

Puis Sartre téléphona à Malraux. Les deux écrivains n'avaient eu aucun contact depuis 1955; même approbation donnée sur-le-champ.

Sartre rédigea la lettre qui fut présentée successivement à Mauriac et à Malraux par une personne de son entourage. Ce texte ne fit l'objet d'aucune discussion. Peu d'opérations de ce genre furent menées aussi rapidement. Il n'y eut aucun marchandage, aucun mot aigre.

Il fallait que le dénominateur commun, Régis Debray en l'occurrence, fut singulièrement puissant pour convaincre les trois écrivains de signer une lettre commune. Certes, les relations entre Mauriac et Malraux ont dans l'ensemble été marquées par l'estime et l'admiration. Il y a plus de quarante ans François Mauriac reçut le manuscrit d'un inconnu : «Dans les pages que je lisais, raconte-t-il, un immense talent éclatait. Je téléphonai sur-le-champ à Bernard Grasset pour qu'il publie Tentation de l'Occident.»

Quelque temps après, Mauriac intervenait en faveur de Malraux emprisonné en Indochine. Dans un récent Bloc-Notes, il saluait Malraux comme le plus grand écrivain français vivant.

Avec Sartre, ses relations ont été plus tourmentées. Sartre fit ses grands débuts littéraires en publiant un article meurtrier contre l'auteur de La Fin de la nuit : «Dieu n'est pas un artiste, Monsieur Mauriac non plus

Le romancier célèbre fut frappé par la critique implacable de l'écrivain encore peu connu en qui il pressentait le «roi de sa génération». Depuis il a toujours été fasciné par Sartre : «Il est tellement plus intelligent et plus cultivé que moi. Il est le dernier écrivain, dit-il avec une sincérité, qui ne l'empêche pas de fustiger Sartre à l'occasion. Souvent les deux hommes se sont affrontés, non plus sur le champ de bataille littéraire, mais sur celui de la politique. Cependant celle-ci les a réunis quelquefois : «J'ai déjeuné avec Sartre pendant la crise marocaine, confie François Mauriac. Il fut charmant.» Lors de la guerre d'Algérie les deux hommes participèrent au coude à coude à quelques manifestations.

Entre Malraux et Sartre les relations furent d'abord bonnes. En 1939, le second écrivit un article admiratif sur les romans du premier. Pendant l'occupation, Sartre rendit visite à Malraux pour lui proposer de créer un réseau de résistance des intellectuels. C'est après la Libération que la rupture intervint. Sartre accusa le «gaulliste» Malraux d'avoir exigé de Gallimard de ne plus éditer Les Temps modernes. Plus tard, Malraux ministre accusa Sartre, prisonnier dans un stalag en 1941, de s'être fait rapatrier par les Allemands. C'était un prêté pour un rendu. Cette hostilité réciproque ne s'est jamais démentie.

Pourquoi alors cette trêve extraordinaire ? François Mauriac est souvent venu au secours d'adversaires politiques. Comment ne serait-il pas ému par le sort de ce jeune idéaliste qui a pris ses responsabilités, alors que la plupart de ses camarades se contentent d'être des révolutionnaires verbaux ? Sartre, l'homme de l'engagement, qui a influencé tant de jeunes gens, est évidemment sensible au destin tragique de cet intellectuel révolutionnaire, comme lui philosophe et normalien. On imagine enfin que le Régis Debray d'aujourd'hui rappelle à Malraux le combattant romantique qu'il fut en Chine, en Espagne et en France.

Aragon aurait pu faire partie de cette constellation magique. Mais il est membre du comité central du P.C.F. Tactiquement sa participation risquait d'avoir des incidences néfastes. Les Lettres françaises, dont il est le directeur, ont publié une pétition en faveur de Debray. Requête polémique : ce que les trois ont précisément voulu éviter. Il faut en effet se placer au de-là de la politique pour espérer une action efficace.

Depuis quelques mois, on parlait peu de Régis Debray. Ce n'était pas oubli. Ses défenseurs et ses proches suivaient avec attention l'évolution de la situation politique en Bolivie. Le paragraphe, somme toute aimable, de la lettre des trois grands écrivains à l'égard du nouveau régime bolivien ne relève pas de l'opportunisme. L'équipe militaire qui détient aujourd'hui le pouvoir à La Paz diffère profondément de la précédente. Elle l'a manifesté par des actes, et notamment la nationalisation des pétroles. Il faut connaître la dépendance économique quasi-absolue de la Bolivie à l'égard des Etats-Unis pour mesurer l'envergure de cette décision. Les nouveaux dirigeants boliviens ont, très peu de temps après leur prise de pouvoir, adopté une attitude nouvelle et ouverte à l'égard de Castro. Si ce dernier n'a pas répondu à ces avances, il reste que l'on enregistre un changement total d'attitude du pouvoir à l'égard de l'opposition intérieure bolivienne. On n'accuse plus celle-ci d'être à la solde de l'étranger. Les morts de la lutte fratricide sont également honorés.

On ne saurait assimiler naturellement le nouveau régime bolivien à Castro. Disons qu'il ressemble, avec des caractères jusqu'à maintenant moins accentués, à celui, également militaire, qui est en place au Pérou. Il s'agit d'officiers au sentiment national très fort, sensibles aux problèmes sociaux, désireux de se libérer de la tutelle américaine, en bref des «nassériens d'Amérique latine». Ce ne sont peut-être pas de parfaits démocrates, au sens classique du terme, mais ils ont une conception très vive de l'indépendance nationale.

Comportement dont Régis Debray peut bénéficier, comme il peut en pâtir. Le désir de secouer la dépendance américaine incite la junte militaire à diversifier les relations économiques de la Bolivie, jusqu'à maintenant orientées vers les seuls Etats-Unis. Dans cette perspective, le gouvernement de La Paz pense notamment à la France, en raison du prestige d'ordre intellectuel que celle-ci conserve malgré toutes les péripéties, et aussi parce que la visite du général de Gaulle a laissé certaines traces malgré les efforts vigilants des Américains, à l'époque, pour en prévenir toute conséquence économique.

Régis Debray bénéficiera-t-il de cette évolution de la politique étrangère bolivienne et de ce nouvel intérêt pour la France ? Cela dépendra de nombreux facteurs. La pire erreur serait, personne ne semble en avoir l'intention, d'envisager la libération du philosophe comme l'élément d'un troc possible. Il est nécessaire, pour comprendre la situation, d'évoquer le nationalisme ombrageux des Boliviens. Leur pays a fait trois guerres et les a toutes perdues, en y laissant chaque fois des biens importants, notamment l'accès à la mer. D'où un sentiment de frustration encore exacerbé par la dépendance à l'égard des Etats-Unis.

Dans ce climat, toute intervention étrangère risque d'aller à l'encontre de ses buts.

La tendance peut-elle être renversée ? L'originalité de la lettre signée par André Malraux, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, est justement de reconnaître pleinement la souveraineté du gouvernement bolivien et de mettre l'accent sur les qualités intellectuelles unanimement reconnues du philosophe, sur son idéalisme. Bref, on dépolitise le cas Debray.

D'autres facteurs semblent jouer en faveur de ce dernier. Les plus hautes autorités de l'Eglise sont intervenues. L'URSS également, semble-t-il. A l'égard des castristes et des mouvements rebelles d'Amérique latine, les Soviétiques n'ont pas très bonne conscience. Intervenir en faveur de Régis Debray, c'est faire un geste pour ces mouvements désavoués par le communisme orthodoxe.

Le général Ovando Candia, qui dirige le gouvernement bolivien, a commandé les opérations militaires dont l'aboutissement fut l'exécution de Che Guevara. Exploit encombrant, peut-être, dans le cadre de la nouvelle politique étrangère bolivienne. La libération de Régis Debray ne symboliserait-elle pas la sincérité de cette dernière ? Geste qui aurait certainement l'approbation de la jeunesse bolivienne, que la junte veut rallier à sa cause, mais qui rencontrerait l'opposition des ultras de l'armée, minoritaires,  mais encore puissants, très liés aux Américains et qui font du maintien de Régis Debray en prison une affaire personnelle.

Le cas Debray est donc aussi une affaire relevant de la politique intérieure bolivienne. C'est une source d'incertitude et aussi d'angoisse pour les défenseurs et les amis du philosophe. Il importe d'obtenir rapidement sa libération pour éviter qu'il soit – qui sait ? – victime d'une tribulation bolivienne.

Aussi parce que plus de deux ans de captivité l'ont terriblement marqué.

Son avocat, Me Pinet, qui lui a rendu visite dans sa cellule de Camiri, en septembre dernier, l'a trouvé déprimé et affaibli, physiquement. Il ne pouvait s'entretenir avec lui qu'en espagnol devant un officier. Régis Debray passe la plus grande partie de son temps dans l'obscurité. Et la garnison de Camiri serait plutôt du côté ultra.


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