L'Express, 4 janvier 1961, n° 490, p. 28. Anne Guérin : «Malraux incompris»

L'Express, 4 janvier 1961, n° 490, p. 28.

 

Anne Guérin

Malraux incompris

A en croire les critiques anglo-saxons de La Métamorphose des Dieux, récemment publiée en Angleterre et en Amérique, les étrangers sont moins respectueux de notre ministre de la Culture que ses compatriotes.

Ce n'est pas très surprenant. Cette manie qu'a Malraux d'arracher les œuvres d'art à leur contexte historique pour les examiner à la lumière d'un musée imaginaire, ne peut que déplaire aux esprits empiriques. Ainsi le critique anglais de l'Observer se plaint de «l'effet falsifiant» obtenu par la séparation de l'œuvre et de son milieu.

Ne nous étonnons pas non plus si les épigrammes de Malraux, même bien traduits (par Stuart Gilbert), agacent les Américains, dont ce n'est pas le fort. Témoin le critique d'art Eric Newton, qui écrit dans le New York Times Book Review : «Lire Malraux, c'est comme si on écoutait un menuisier marteler rapidement une centaine de clous, chacun avec le même rythme tranchant et percutant.» Malheureusement, poursuit Newton, tous ces clous (lisez : épigrammes) accumulés ne constituent pas un argument valable : «Mais Malraux est provocant même quand il n'est pas convaincant

Ayant accordé à Malraux le mérite d'«illuminer les endroits obscurs de notre esprit», le critique américain repart à l'attaque sur le plan linguistique : «Le style de M. Malraux va presque à l'encontre de son but : celui de communiquer à ses lecteurs un ensemble d'idées difficiles» car «son propos se perd dans un dédale de mots».

A Londres, on regrette que l'assurance de Malraux ait progressivement évincé son scepticisme en matière d'art : «Il ne discute pas, il proclame», dit l'Observer. Ce même journal met en question un des thèmes impliqués dans La Métamorphose des Dieux : que la valeur d'un art augmente à mesure qu'il s'éloigne des apparences, de l'imitation de la nature. «Cette équation de la spiritualité artistique avec l'absence de réalisme dissimule une dangereuse confusion dans les idées», affirme encore l'Observer.

Seul le Times Literaray Supplement de Londres décèle, dans ce livre, ce que d'autres n'ont pas vu : par exemple, «les obsessions familières de Malraux qu'on retrouve régulièrement dans ses écrits sur l'art». Et de citer ce «sens de la fraternité virile» que Malraux trouve dans l'art sacré de Behistun, en Perse.

Perspicace, le Supplement conclut que : «La Métamorphose des Dieux parle plus des hommes que des dieux; plus du besoin qu'a l'homme de rendre le divin familier, que de son aptitude à l'adorer». Combien humains sont les dieux : ce n'est peut-être pas la thèse dominante de Malraux (remarque le Supplement), mais c'est ce qui ressort le plus dans son dernier ouvrage. 

 


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