A/1967.09.01 —Malraux : «Trois articles de 1925», «La Quinzaine littéraire», 1er septembre 1967, n° 34, p. 4-5.

Une période de la vie d'André Malraux demeure assez obscure. Celle qu'il passa en Indochine après qu'il eût été condamné – avec sursis – pour un prétendu vol de statues. Son procès lui avait fait prendre conscience des injustices commises par l'administration coloniale à l'égard de ceux qu'elle tenait sous son autorité. Après être rentré à Paris, il décide de repartir pour Saigon pour y publier, avec son ami Paul Monin, brillant avocat et journaliste de là-bas, un journal d'opposition.

L'histoire de ce journal L'Indochine, dont le premier numéro paraît le 17 juin 1925, est racontée par un Américain, Walter G. Langlois dans un ouvrage passionnant à paraître, en traduction, au Mercure de France. Dans une courte préface, que nous publions par ailleurs, Walter G. Langlois dit combien la période indochinoise est importante chez Malraux : elle marque le début de la croisade qui devait le mener à L'Espoir. Le biographe retrace dans son livre les violentes polémiques d'André Malraux contre les directeurs tarés des seuls journaux autorisés par l'administration, sa lutte contre le gouverneur de Cochinchine, Maurice Cognacq, les efforts qu'il déploie pour dresser sur ses pieds une élite annamite et, finalement, sa semi-défaite. Il reprend le bateau pour la France en janvier 1926, persuadé que la solution pour l'Indochine se trouve à Paris.

Nous reproduisons ci-dessous quelques-uns des éditoriaux publiés par André Malraux dans L'Indochine qui, après des tracasseries sans nombre et une interdiction de fait, avait pris le titre : L'Indochine enchaînée.

Cognacq est le gouverneur de la Cochinchine. Malraux avait dénoncé ses malversations à propos d'une vente de terrains à Camau. Labaste, président de la Chambre d'Agriculture, une créature de Cognacq, et Chavigny, directeur d'un journal aux ordres, avaient été primitivement stigmatisés par le bouillant éditorialiste. Le nouveau gouverneur général attendu est Alexandre Varenne.

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Réouverture

Lorsqu'on est puissant et que l'on a une jolie femme dont l'admiration est assez modérée, il y a un moyen bien connu de n'être pas trompé : c'est de l'enfermer. Ainsi M. Cognacq, pour faire connaître aux diverses populations cochinchinoises son amour de la vérité, s'en assura le monopole.

Eh ! que voulez-vous que fasse, en quelque matière que ce soit, M. Cognacq, sinon un monopole ? Sans doute, sans doute. L'habitude est une seconde nature. Et puis, il est nécessaire de montrer au nouveau Gouverneur général, que l'on qualifiait hier de bolcheviste tout comme un simple journaliste indépendant, que la sympathie, l'affection, la tendresse même qu'on lui porte sont des sentiments hautement désintéressés. A moi ! corps constitués ! Que l'Indochine devienne blanche, telle l'hermine connue pour sa pudeur. Que les Annamites soient heureux ! Qu'ils apportent au bon docteur des bouquets mouillés de larmes – de reconnaissance, cette fois – et que, dans un silence lourd d'admirations, s'élèvent seules les voix éminemment pures de Labaste et de Chavigny.

Le Courrier Saigonnais, fontaine des naïvetés gouvernementales pour lesquelles l'Impartial demande des prix excessifs, nous informe dans un de ses derniers numéros que : rien n'est tel qu'un scandale pour lancer une colonie. C'était donc cela !

Dévoué docteur ! Ainsi, Camau, les urnes électorales qui s'allongent et se rétrécissent comme des accordéons, les titres honorifiques, le texte de la loi sur la liberté de la presse traduit en Ubu, le barbotage des caractères d'imprimerie, les faillites à ressorts, interchangeables, retournables comme une chemise d'Auvergnat, sont des avions bénévoles dont l'administration se sert, Citroën supérieur, pour inscrire sur le ciel le nom de l'Indochine ? Et nul ne l'avait deviné. L'injustice des hommes est infinie. Retirons-nous dans un monastère, seul lieu où nous permette maintenant de nous réfugier notre pauvreté ! …

Vous ne voulez pas ? Non ?

Vous voulez attendre le nouveau Gouverneur général ?

Bien. Alors, écoutez : cet homme demandera quelques explications. Vous les lui donnerez. Vous lui direz par exemple, que les diverses lois françaises gagnent à être appliquées en Indochine suivant l'esprit du code aztèque : que la liberté de la presse consiste à faire chaparder ou boycotter les journaux à la poste, à faire terroriser les typographes par les agents de la Sûreté; que la meilleure façon de faire défricher les terres incultes par les Annamites est de donner aux bons amis celles qu'ils ont défrichées déjà; que les menaces, faites aux parents des jeunes Annamites qui trouvent que votre politique indigène n'est pas toute de mansuétude, donnent au prestige français un incontestable empire; que l'interdiction des journaux comme l'Œuvre à la bibliothèque est juste et normale; que le déplacement des fonctionnaires qui lisent chez eux lesdits journaux, s'impose; qu'il est bon de donner aux Chavigny et autres Outrey une subvention d'un million par an, subvention portée au budget sous la rubrique «Bienfaisance : Sourds-muets».

Non ? Vous ne voulez pas lui dire toutes ces choses excellentes ?

C'est donc nous qui les lui dirons. Nous ajouterons :

«Monsieur le Gouverneur général, voici cent onze lettres, dont cinquante-deux signées; soixante-dix-sept plaintes signées; deux témoignages; un constat d'huissier; un dossier avec annotations signées; des abonnements administratifs. Nous vous avions fait dire en France que nous vous donnerions ces documents. Les voici.»

Depuis un an, les lois françaises promulguées à la colonie sont constamment violées. Nul ne l'ignore. Ou bien le Gouverneur, seul entre tous les Français établis en Cochinchine, ne le sait pas, et il est tout désigné pour aller prendre le Gouvernement de la Guadeloupe ou de la Martinique, de Saint-Pierre-et-Miquelon ou de toute autre colonie simplette; ou il le sait et il est alors désigné pour la retraite, tout court.

Toutes les injustices, toutes les exactions, toutes les fariboles qui ont transformé les provinces en royaumes moïs ou empapahoutas ont la même origine; certains groupes financiers et commerçants d'Indochine sont devenus plus puissants que le Gouvernement local. Celui-ci, au lieu d'être un médiateur entre ces groupes et la population, fait cause commune avec les premiers. Leur politique est fort simple : gagner le plus d'argent possible dans le temps le plus court; et ils répondraient à quiconque les attaquerait qu'ils sont là pour faire leurs affaires et non pour faire celles de l'Etat ou faciliter l'existence des hommes qui le composent. Ce qui serait exact.

Ce que devient leur politique lorsqu'elle est politique d'Etat, nous l'avons vu, nous le voyons tous les jours. Mais nous commençons, Français et Annamites, à l'avoir assez vu.

Cela, vous le savez. Mais il importe que le nouveau Gouverneur général, lorsqu'il arrivera, l'ignore.

Vous allez donc lui jouer la petite comédie dite «des corps constitués». Vous lui montrerez une petite Chambre d'Agriculture présidée par M. Labaste, pour qui vous êtes allé jusqu'à l'héroïsme : «Debout ! les morts ! et tous aux urnes !» Une petite Chambre de Commerce présidée par M. de la Pommeraye, qui ne vous doit pas la moindre combine; un petit Conseil colonial présidé par Chavigny. Puis, ces trois représentants de l'honneur public viendront, au nom de la population, déclarer au Gouverneur général que vous êtes le plus brillant Gouverneur qu'ait jamais connu la Cochinchine. Et je ne dis rien de Luid Quam Trinh, qui les suivra à distance respectueuse et viendra – suprême ironie – chanter vos louanges au nom de la population annamite.

Ce n'est pas trop mal combiné. Mais je vous affirme que cela ne réussira pas. Et je vous dirai pourquoi le jour de l'arrivée de M. Varenne. Car cet article aura une suite, bon docteur, comme un simple roman-feuilleton.


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