Pierre Fauchery, «Malraux, le Conquérant», «La Guilde du Livre», n° 10, octobre 1948, p. 226-230.

Pierre Fauchery, «Malraux, le Conquérant», La Guilde du Livre, n° 10, octobre 1948, p. 226-230.

 

Bien que le narrateur, dans Les Conquérants, ne s'écarte guère de son modeste observatoire de secrétaire-confident, les lecteurs d'il y a vingt ans ne s'y sont pas trompés : ce roman n'aurait pas eu sa destinée fulgurante, si l'on n'y avait deviné le premier acte d'une lutte dont nous ne connaissons pas encore l'issue, celle de Malraux avec l'ange des révolutions.

Les souvenirs du révolutionnaire actif (on n'ose appliquer à Malraux le terme de «militant») envahissent le livre sans préparation apparente. Sans doute les figures historiques (Borodine, Tchang-Kaï-Tchek) ne se laissent-elles voir qu'en silhouettes; mais telle est la densité des personnages imaginés (et de Garine au premier chef) que l'auteur a l'air de les avoir quittés à l'instant. Pareillement les décors, Singapour, Saïgon, Hong-Kong, Canton, sortent de la plus vivante des mémoires; on jurerait que les «notes de voyage» du début ont été recopiées telles quelles. Comment, de données si peu élaborées à première vue, a pu se former une œuvre qui défie les années, c'est évidemment le secret d'un romancier hors de pair. C'est aussi celui d'un très grand artiste (encore qu'il choisisse souvent de cacher son art).

Que pèse, à la relecture des Conquérants, la légende d'un écrivain esclave de ses humeurs, impuissant à construire, etc. ? Notre littérature offre peu de romans aussi fortement composés; la mise en place des éléments du drame, la concentration des éclairages, s'y accomplissent dans la grande manière classique. En particulier toute cette première partie, ou le narrateur, prisonnier de son paquebot, sent venir à lui la Chine révoltée, traduit le thème de l'approche avec cette puissante lenteur qui, dans la tragédie, prépare le surgissement des protagonistes. La géographie s'anime; les villes «se recréent en fonction de leur instinct révolutionnaire». Ces villes qui, à chaque escale, serrent autour de vous leurs tentacules, avec cette façon furtive et suffocante qu'ont les choses, chez Malraux, de s'imposer – qu'il s'agisse d'une foule, ou de soleil sur la mer, ou de ces minces objets obsédants, le ventilateur, le verre de whisky, le revolver – dont nous sentons tout de suite qu'ils ne sont pas là «pour faire vrai», qu'ils sont beaucoup plus que des accessoires, et expriment à leur manière le destin.


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