Image of André Germain, «Mouvement d'idées contemporaines. De Montherlant à Malraux», «La République», 23 juillet 1936, p. 1 et 2.

André Germain, «Mouvement d'idées contemporaines. De Montherlant à Malraux», «La République», 23 juillet 1936, p. 1 et 2.

Ces journées de juillet 1936 que nous vivons sont étouffantes et riches, comme soulevées par l'orage qui se prépare. Les oisifs de la vie ont rejoint leurs villégiatures, qui sont peut-être les dernières. Parmi ceux qui restent, beaucoup se resserrent avec passion autour des terribles problèmes qui mûrissent. Les idées et les sentiments semblent prêts à éclater. Et, sous la lueur déjà rouge qui dramatise le ciel, des jeunes femmes passent, très belles, comme le semblaient à Chateaubriant les amies qu'aux premières heures de la Révolution il s'en allait chercher dans le croulant décor d'une civilisation condamnée.

L'une de ces fiévreuses journées vient de me rapprocher longuement, à quelques heures d'intervalle, des deux écrivains qui sont peut-être les plus grands de la jeune génération : Montherlant et Malraux. Je dis peut-être parce qu'en face d'eux il y a Giono, Chamson, Aragon et cet admirable écrivain francisé qu'est Julien Green. Et il pourrait peut-être aussi y avoir, demain, Thierry-Maulnier, s'il se dégageait de sa gangue et Alfred Fabre-Luce, s'il renonçait à toute œuvre d'imagination pour faire éclater, dure et nue, sa passion des idées. Mais se délivreront-ils des mythes, fleurdelysés ou dorés, sous lesquels ils ont jusqu'ici vécus ?

Je n'avais pas revu Montherlant depuis quelques années. L'auteur des Bestiaires a un masque impressionnant. A force d'aimer les taureaux et les demi-dieux antiques – tout le reste lui est indifférent – il a fini par leur ressembler. Seulement creusé par la vie, noble, émacié, il a l'air à la fois d'un taureau crucifié et d'un jaune héroïque. Il fait un effort, sur mon injonction, pour s'évader des arènes souillées de sang et des bois semés de nymphes violées où stagnent des passions. Il essaye de s'intéresser à Demain. Mais il m'avoue qu'il ne se figure pas Demain. Héroïque et cruel dans la passion amoureuse, dans la tauromachie, il est, en politique, un indifférent et un sceptique.

Il regarde les Français avec une dureté dédaigneuse, il les voit tels qu'ils étaient peut-être il y a quelques années, tels qu'ils ne sont plus maintenant.

— Dans leur vie privée, aussi bien que dans leur politique extérieure, ils se laissent si volontiers botter le derrière, me dit-il dans son vigoureux langage.

«En France, c'est la combine qui domine tout», insiste-t-il. Lorsqu'il pense à tout cela, la colère le saisit. En politique, il est un hériter de Cambronne. Il a peine à ravaler, à cause de l'honnête femme de chambre qui nous sert, les mots antiacadémiques qui lui montent aux lèvres.

Parmi les dégoûts et les violences qui l'envahissent, ce que je retiens comme caractéristique, c'est son immense mépris pour la droite. Lui que de flatteuses amitiés, que sa tradition à laquelle il tient malgré tout, que ses morts guillotinés devraient river aux «partis d'ordre», il les exècre autant que le font les autres écrivains remarquables de sa génération. En donnant des articles à la Revue des Deux-Mondes, il satisfait ses morts; mais, bien plus volontiers encore, il collabore à Europe ou à Commune. Comme son ancêtre spirituel Chateaubriant, les coquetteries avec la Révolution amusent ce petit-fils de zouaves pontificaux et de décapités. Mais sa tendresse pour la gauche a des raisons plus profondes, et c'est par là qu'elle m'intéresse. Montherlant, réfugié dans le passé et pourtant fougueux, hait, par une certaine générosité naturelle, ces partis du centre et de la droite, modérés ou monarchistes, qui ont montré tant d'égoïsme depuis tant d'années et si aveuglement servi leur seul maître véritable : le capitalisme. Par-là, il rejoint sa génération.

Romantique aussi, chargé, lui aussi, des prestiges et des dangers d'une génération que la guerre a magnifiquement déséquilibré, mais dégagé des chimères et jeté dans la fournaise du présent; tel m'apparut, après Montherlant, Malraux. Il est bien plus fort que son rival lyrique. Il est bien plus fort que les autres. Son désespoir ne dépend pas de ces orgueilleuses, de ces égoïstes limites où s'enferme le désespoir de Montherlant. Il est large, abondant et infini; il est le désespoir même de l'homme moderne. Des taureaux qu'on pique, des êtres humains qu'on stimule ne sauraient le distraire. Je me demande si des tourments plus larges, si des ruissellements historiques parviendraient à le divertir. Dans un élan néronien, il semble appeler parfois les «orages désirés», les cruautés et les bouleversements de la lutte de demain. Mais le terrible sport humain qu'aime une partie de son âme pourra-t-il le détourner suffisamment de l'autre lui-même, de ce lui-même sans excuses et sans voiles auquel la condition humaine impose sans cesse ses atroces interrogations ?

Sans aller jusqu'au problème de notre destinée – qui demeure au fond de nous-mêmes le plus obsédant – je l'ai conduit à s'expliquer sur ce problème de demain que je sens, à chaque minute qui s'écoule, s'approcher un peu plus de nous, dans toute sa tragique ampleur.

Est-il suprêmement habile ? Ou bien son habileté est-elle – comme le fut celle de Bismarck – de dire ce qu'il pense ? Ce qu'il dit est parfois si hardi – dans sa dédaigneuse et brutale sincérité – qu'il y aurait de l'indiscrétion à reproduire ses propos de 3 heures du matin. Avec sa puissance cruelle, il commence par dissoudre ses adversaires, naturellement. Mais, s'il ne s'arrêtait pas, on sent que bientôt il disséquerait aussi ses alliés. Des personnalités, il passe brusquement aux questions, aux idées. Qu'aperçoit-il exactement dans la brume sanglante de demain ? Et quelle est cette «masse» non organisée qu'il contemple avec une acuité terrible, avec un inquiétant mépris ? Il l'oppose – si j'ai bien compris – à cette élite prolétarienne dont il pourrait être l'un des chefs. Il la voit lever demain, sous l'égide de quelques meneurs, de puissants ferments de haine, de convoitise et de bassesse. Il voit sortir d'elle… «des gardes-chiourmes».

Mais il est impossible, dans ce cadre étroit, de tenter non pas la psychologie de Malraux, mais l'analyse d'une seule de ces extraordinaires conversations où, tout à coup, il vous emmène si loin. Ce qui suffit, c'est de signaler en lui un grand témoin – non seulement le témoin éloquent d'une génération malade, mais le témoin d'une époque vacillante, dont on ne sait pas bien si elle accouche ou si elle expire.

Sa personnalité – si attrayante qu'elle soit – s'efface peu à peu devant les dilemmes auxquels il nous conduit. Nous le quittons sans savoir ce qu'il est – un Saint-Just, un homme qui croit à la chose pour laquelle il risquera demain sa tête, ou bien quelque chose de plus profond : un beau joueur dégoûté d'avance par la vanité de l'enjeu. Mais l'inquiétude qu'il nous a jetée creuse en nous bien avant. Il nous force – et par là il est salutaire – à nous défier des solutions faciles, des opiums qu'on nous offre, des sauveurs qui de toutes parts s'improvisent. Dans La Condition humaine, il nous obligeait – nous qui ne nions pas que la vie ait un sens – à chercher ce sens avec plus d'intransigeance, avec plus de dureté. Les propos qu'il égare dans la nuit – ces propos fiévreux, âpres et lourds – nous fixent de nouveau, loin des ivresses et des déclamations, au seul problème humain (en dehors de la guerre, dont nous n'avons pas à parler ici) : au problème social. En sortant d'une conversation avec Malraux, on sent mieux que nous sommes condamnés à aller au bout de ce problème, condamnés à l'attaquer, à le résoudre sans peur et sans compromis si nous ne voulons pas rougir devant nous-mêmes et nous renier devant les deux sortes d'ennemis qui nous menacent : les Moscovites rivés à un catéchisme importé, rivés aux disciplines et aux mots d'ordre de leur Vatican rouge; les capitalistes dont le crime est plus encore que leur égoïsme ou leur mauvaise foi, leur parfaite imbécilité.


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