R.-A. Lacassagne, «“La Métamorphose des Dieux” ou la recherche de la délivrance», «La Guilde du Livre», février 1958 – mars 1958, p. 2-3 et 105-107.

R.-A. Lacassagne, «La Métamorphose des Dieux ou la recherche de la délivrance», La Guilde du Livre,  février 1958 – mars 1958, p. 2-3 et 105-107.

 

Certains ont pu croire qu'avec Les Voix du Silence, Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, ses divers essais et travaux, André Malraux «avait en grande partie épuisé le dialogue passionné qu'il mène depuis quelque quinze ans avec le peuple des statues et des images… »

Il était plus admissible de penser que son dialogue n'était pas près de son terme. Le dialogue de Malraux est un peu celui de la mer et du ciel; mieux, celui de la mer et de la mer, faite et défaite, déchirée et affrontée, pénétrée et déprise parce que, consubstantiel, il est combat et recommencement. Sans doute est-ce pour cela que la forme par laquelle il s'inscrit adopte sans rémission, fulgurante, coléreuse ou tendrement épousée, le rythme de la mer dont le chaos pendulaire dissimule l'influx, et le calme, la sourde parturition des éléments repliés sur leur énergie. Sans doute est-ce pour cette raison que l'ordre de la pensée qui en est le substrat paraît se vêtir d'un étrange désordre. Ne connaissant qu'une loi, celle des pulsions intérieures par-dessus quoi déferle la stupéfiante crête des mots qui désoriente les amateurs de littérature et de pensée claire et que désavouent – sans l'oser dire ! – tous ceux qui ne voudraient pour rien jouer les petites natures face à un écrivain si déconcertant et si haut !

J'évoque la mer, pensant à la substance et à la pulsation de l'écriture de Malraux. J'aurais pu aussi bien évoquer Joyce et Albert Roussel. Avec l'Irlandais, avec ce pur Français qu'est Roussel, nous sommes en présence d'une édification sans rapports avec les règles du métier, parce qu'elle obéit à une logique quasi biologique et interne, celle qui anime le battement universel, du sang de l'artère à la pulsation du cosmos.

J'imagine sans mal, face au rythme de la pulsation et à la fulgurance du langage qui exprime Malraux, l'attitude des vieux maîtres qui m'enseignèrent les premiers rudiments de l'histoire de l'art à une époque point trop lointaine, mais un quart de siècle signifie un passé dans l'instant que l'homme travaille sans déraison à s'entrouvrir les portes de l'espace ! Ils n'eussent pas compris Malraux parce qu'ils ne comprenaient pas que le Christ d'Autun et la Reine de Saba de Chartres appartiennent au même univers, parce qu'ils appelaient archaïsme ou maladresse ce qui signifiait le sacré et qu'ils opposaient à primitif «la perfection» d'un art qui était copie des apparences (en avons-nous entendu, des sottises, sur l'opposition entre la ronde-bosse et la «raideur» des bas-reliefs de haute époque !), parce qu'ils inséraient l'histoire de l'art dans le cadre de l'évolution de l'histoire. Ainsi travaillaient-ils avec conscience à durcir le malentendu qui entoure les mots culture et connaissance. Pour eux, lorsque par chance ils connaissaient la Piéta de Nouans, le groupe ordonné autour du Christ n'était que «raideur»; qu'eussent-ils proféré s'ils avaient découvert Roquepertuse, Entremont et la femme de Neuvy en Sullias. Qui, dans les arcanes de la connaissance officielle, songeait à mettre en suspicion, simplement en sommeil, les règles d'un classicisme si confortable dont par-delà la Renaissance nos maîtres recouvraient tout l'art qui n'était pas à l'image de la vie, comme d'un manteau de beauté et de bonne conscience !


Téléchargement.