Image of Ventura Garcia Calderon, «Malraux homme d'action», «Les Nouvelles littéraires»,  29 novembre 1945, p. 1.

Ventura Garcia Calderon, «Malraux homme d'action», «Les Nouvelles littéraires», 29 novembre 1945, p. 1.

Malraux homme d'action

 

La mèche rebelle comme une crinière au vent crispé des jours, un reniflement de poulain piaffant, des yeux avides et comblés, des yeux sans bords où les routes parcourues ont déjà laissé leur poussière de songe, tel m'apparut Malraux vers 1930, alors que les habituels confrères lui marchandaient sa part de gloire humaine. J'en sus quelque chose en ayant parcouru un jour durant les rédactions des journaux de Paris pour imposer malaisément un article sur Malraux et l'aventure.

Issu moi-même d'une race d'aventure et féru de ce mot ensorcelant, j'étais sans doute prédisposé à comprendre mieux que le sédentaire homme de lettres ce garçon magnifique. Rimbaud devait être un peu comme ça; de même le Barrès adolescent avant de figer son génie non sans quelque lourdeur. Malraux possède avec tous les dons physiques cette intelligence passionnée et divinatoire de Rimbaud et de Barrès qui a l'air de brûler l'âme à chaque instant dans un grésillement de paroles. Je devinai tout de suite qu'il faisait partie de la grande race des insatisfaits. Il m'arriva même de lui reprocher cette amertume dont je n'arrivais pas à mesurer le carat secret.

Quel virtuose des mots et des idées ! Avec lui le dialogue montait tout de suite aux étoiles. Amateur passionné de choses abstraites et des quintessences de la pensée, ce romancier, qui a aussi dans la vie charnelle la passion de connaître, peut passer du concret à l'abstrait avec une aisance toute française. Il lui arrivait même de déplaire par cette netteté brusque de l'âme trop pleine qui n'admet plus les scories des mots, car cet esprit polarisé vers l'essentiel arrêtait volontiers les développements de la causerie par un mot ritournelle : «Bon, bon». C'est compris, changeons de disque, tournons le pick-up : «Bon, bon». Ses phrases étaient pointées et comme hachées par cet arrêt. Nous nous fréquentions alors dans des bars obscurs pour parfaire un dialogue jamais fini sur l'attirante folie de ce monde. Je ne sais de sujet éternel que nous n'ayons pas effleuré ou circonscrit tandis qu'autour de nous la faune habituelle des bars regardait à la dérobée ces deux hommes s'arrachant les paroles comme s'ils discutaient une affaire de «diams» ou le coup à faire chez la baronne : à côté de notre table, autour de nous ou se penchant sur l'inévitable comptoir à liqueurs bigarrées, la gouape fine qui a de la coco à revendre, les amants gênés qui n'ont pas voulu se rencontrer au Louvre devant La Vénus de Milo, la Manon fanée qui fait une scène violente à son gigolo. Malraux racontait, et je racontais. Mon Amérique était mise en confrontation avec son Asie dont il avait hanté les routes. Je compris alors que sa Voie royale, que j'admirais déjà comme un grand livre français, était aussi une biographie romanesque de lui-même. On restait stupéfait de l'abondance de passé chez cet homme jeune, déjà plein de choses vues et vécues. Souvenirs du Moscou officiel; image étincelante de ce pont d'Ispahan où les femmes des miniatures persanes, «délicates et de hanches merveilleuses», comme Barrès les aima, avaient laissé une empreinte sur le flâneur; brousse d'Indochine où il avança dangereusement suivant les traces de l'art khmer. Lui, il n'eut jamais rien de commun avec l'homme de lettres arrivé de l'entre deux guerres, qui s'en allait avec ses carnets et ses notes faire des escales prévues et rapporter un livre à son éditeur de Paris. Malraux était l'adolescent possédé par le démon de la vie universelle. Baudelaire a couvé cette nichée splendide. Partons donc au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, vers des mers «jamais avant par d'autres naviguées», comme disaient, avec quelque fierté, mes ancêtres.


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