Image of Alexandre Astruc, «Un film d'André Malraux : “Sierra de Teruel”», «Action», 13 octobre 1944, p. 9.

Alexandre Astruc, «Un film d'André Malraux : “Sierra de Teruel”», «Action», 13 octobre 1944, p. 9.

Un film d'André Malraux

Sierra de Teruel

 

Rien n'est plus présent à nos pensées, en ces jours où nous émergeons lentement de la nuit, que le douloureux destin qui pèse encore sur nos frères d'Espagne. Depuis cinq ans, le peuple espagnol se tait. Son âme n'est dans aucune de ces voix qui s'élèvent périodiquement de la péninsule ibérique pour sa honte et son déshonneur. Et le terrible silence dans lequel il s'est plongé le jour où il a perdu sa liberté a une éloquence secrète qu'aucun langage ne saurait dépasser.

Le drame qui s'est déroulé sur ce sol sanglant et fier a toujours été ressenti par nous dans l'angoisse et la honte. Et maintenant que dans la perspective des années il se révèle à nous sous le visage d'une monstrueuse répétition générale patiemment montée, nous sentons avec plus d'intensité encore comment le combat des républicains espagnols était et reste le nôtre. Cette guerre est une suite de l'affaire d'Espagne, disait récemment Hemingway à un journaliste. Et c'est contre les mêmes ennemis et pour le même système de valeurs que nous continuons à mener une lutte qui n'a pas encore cessé.

Si je me fais ces réflexions à propos de Sierra de Teruel, c'est que ce film somptueux, illustration fidèle d'un combat, appelle très exactement des commentaires de cet ordre qui sont des commentaires moraux. Et cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas lieu, devant une œuvre de cette valeur, de considérer les problèmes d'ordre esthétique et technique. Car ici la technique renvoie elle-même au contenu qu'elle révèle, c'est-à-dire à une certaine conception du monde et de l'homme, ce qui est forcément un problème moral. Quant à l'esthétique, elle se confond rigoureusement ici avec l'éthique. Et s'il faut exprimer toute notre pensée, nous dirons que la forme d'expression n'est ici qu'un reflet de ce qui est exprimé.

Et qu'exprime Sierra de Teruel ? L'âme d'un peuple qui lutte désespérément contre une défaite non consentie. Une volonté se fait jour à travers cette histoire sanglante, et les réactions individuelles de chacun se trouvent largement dépassées sur le plan du social, du symbolique et du mythe. Il s'élève, de ces visages sans fard, des gestes malhabiles de ces acteurs improvisés qui jettent vers l'objectif des regards gauches, une impression de naturel et de vérité égale à celle que nous donnent certains documentaires russes. Mais le Sierra de Teruel n'a aucun des inconvénients du documentaire : absence de vérité esthétique, faible efficacité psychologique. Ces images presque imprévues ont la même vérité tragique et nécessaire, le même pouvoir fascinant que celles qui ont pris naissance dans le vase clos d'un studio, sous les feux de mille projecteurs. Mais l'on y trouve ce qu'aucun grand film ne pourra donner : l'impression de la vérité humaine, de l'existence effective des hommes qui se meuvent sur l'écran et qui se révèlent immanquablement, dans le regard de ce paysan qui reconnaît son champ à travers la glace mouillée d'une carlingue d'avion. Et ce naturel non acquis qui transfigure ce film d'aventures en aventure humaine, c'est ce qu'aucune comédie ne peut rendre. C'est la liberté.


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