«Arts», 22 – 28 mars 1961, n° 814, p. 1 et 9. Pierre Cabane : «Prix de Rome – Malraux choisit la liberté. Un décret révolutionnaire transforme radicalement la plus haute récompense artistique française. Ce n'est plus un concours de l'Ecole des Beaux-Arts. Les candidats seront jugés sur sept toiles (dont six libres). Tous les trois ans un concours d'art monumental.»

Arts, 22 – 28 mars 1961, n° 814, p. 1 et 9.

 

Pierre Cabane

Prix de Rome – Malraux choisit la liberté.

Un décret révolutionnaire transforme radicalement la plus haute récompense artistique française.

  • Ce n'est plus un concours de l'Ecole des Beaux-Arts.
  • Les candidats seront jugés sur sept toiles (dont six libres).
  • Tous les trois ans un concours d'art monumental.

 

La décision d'André Malraux provoquera des réactions très opposées. Au sein de la rédaction de Arts, elle a été diversement accueillie. Pierre Cabanne et Philippe Vernet résument ici les arguments et les positions en présence.

 

Tout se perd et il est à craindre que l'on nous ait enlevé l'un de nos plus chers sujets de sarcasmes et de brocards : le Prix de Rome. Il est vrai que M. André Malraux a peut-être également enlevé le Prix de Rome à sa tradition ronronnante et anémique; saluons comme il convient ce geste de libération. Il était attendu avec impatience et curiosité.

Le Prix de Rome était une de ces choses qui, faussement ouvertes à tous, sont en réalité la propriété d'un clan; on l'a vu, il y a quelques années, pour la musique, ce qui provoqua une sainte colère de M. Claude Delvincourt; on l'a vu également en 1959 pour l'architecture et, l'an dernier, où la comédie saisonnière se mua, à propos de la peinture, en farce de village et laissa pantois les malheureux jurés-adjoints commis aux rôles de dindons. Pour la première fois, une réforme va agir non sur les modalités du règlement, mais sur l'esprit même de l'épreuve et transformer sans doute son essence; en la déscolarisant, en favorisant la diversité des formes d'expression des candidats et en leur assurant la liberté totale de créer, le décret signé le 12 mars dernier par M. André Malraux est susceptible de donner à ce concours un tout autre aspect. Le Prix de Rome avait longtemps couronné le représentant le plus appliqué d'une tradition soigneusement entretenue dans les officines de l'académisme; il peut encourager demain un jeune talent libre et vivant, il peut aussi susciter un Prix de New York, de Rotterdam, d'Israël ou de Brasilia qui offrirait à ses lauréats la possibilité de confrontations fort instructives. Mais ceci est une autre histoire.

«Il faut, écrivait Delacroix il y a cent ans, se servir des moyens familiers aux temps que nous vivons, sous peine de n'être pas compris et de ne pas vivre.»

La querelle du Prix de Rome est aussi vieille que celle des Anciens et des Modernes et aussi délicate que celle du sexe des anges. On a longtemps daubé, et avec juste raison, sur le pompiérisme des lauréats et le néant dans lequel tombaient la plupart d'entre eux à leur retour de la Villa Médicis.

Il était donc urgent, au premier chef, de débarrasser le concours de Rome, d'abord de sa férule scolaire, ensuite de lui ôter son aspect «miroir aux alouettes» sur lequel tant de malheureux lauréats s'étaient usés le bec. Le Prix de Rome n'est pas la consécration d'une laborieuse et patiente scolarité, mais un point de départ vers de nouvelles sources d'enrichissements; ce qui était naguère l'aboutissement d'un fort en thème devrait être désormais l'occasion d'autres éveils, d'autres élans favorisés par une liberté de créer et une sécurité matérielle de trois années. Que la sacro-sainte panacée qui menait régulièrement le lauréat conscient et organisé de la Villa Médicis à l'Institut, en passant par quelques fresques ou bas-reliefs à la gloire du Travail ou de la Fécondité, soit une chose morte, il n'y aura pas grand monde pour le regretter… du moins espérons-le.

L'écart existant entre la pédagogie en honneur à l'Ecole des Beaux-Arts et l'art vivant était devenu, il y a quelques années, un abîme. Le Prix de Rome reflétait, si l'on peut dire, à la fois cette rupture et ce vide, d'une manière désolante. Il n'y a pas si longtemps que dans les ateliers on vouait Renoir aux gémonies, Van Gogh, ce danger public aux enfers et qu'on stigmatisait, à la suite de M. Louis Hourticq, «les maisons titubantes» et «les figures estropiées» mal contenues par «les filaments grossiers de l'école Cézanne-Gauguin». On doit à M. Untersteller, nommé directeur rue Bonaparte en 1949 après avoir été, peu auparavant, élu membre de l'Institut, les premières tentatives de réformes que l'Académie des Beaux-Arts s'empresse d'ailleurs de refuser en bloc. La réponse ne se fit pas attendre; bousculant une tradition dûment établie depuis près de deux siècles, M. Jaujard, directeur des Arts et Lettres, augmenta, pour accroître l'influence des tendances vivantes au jury du concours de Rome, le nombre des jurés-adjoints, de quatre à huit pour l'architecture et la sculpture, et de sept à quatorze pour la peinture.

Et parmi ces quatorze, le ministre choisit Rouault, Villon, André Lhote, Fernand Léger, Zadkine, Gleizes, Lotiron, Ceria, Henri Laurens, Couturier, etc.

Mais comme le jugement définitif revenait à l'Institut, la présence de ces derniers se révéla rapidement ressortir surtout de la figuration intelligente; c'est pour pallier cet inconvénient qu'à la suite d'une démarche de MM. Untersteller, Ibert et Delvincourt, tous trois de l'Institut, le ministre décida que, si au troisième tour de scrutin, l'Académie n'avait pas réuni deux tiers de voix contre le jugement préparatoire des jurés-adjoints, celui-ci ne pouvait être, par la suite, infirmé.

Ces escarmouches, on en conviendra, ressemblaient quelque peu à une discussion de colonels en retraite essayant de remporter la bataille de Waterloo sur des cartes Michelin. La protestation, en 1959, des élèves architectes contre l'esprit rétrograde des sujets proposés par l'Institut, bouscula les armées en présence. De M. Malraux, on attendait un ouragan vengeur; on vit se lever une brise marine. Le concours de Rome d'architecture fut reporté et seize jurés-adjoints nommés contre huit académiciens. L'année suivante, la nomination du jury de la peinture de Masson, Soulages, Singier, Chastel, Baudin, Pignon et Véra da Silva n'apporta pas les résultats escomptés. La réforme actuelle répond à ces atermoiements et à ces tentatives avortées; la brise marine s'est faite vent du large.

Le Prix de Rome est, on le sait, ouvert à tous, mais, en fait, seuls les élèves de l'Ecole y participent et l'on évitera d'entrer ici dans le détail des cuisines d'ateliers et des tripatouillages de jurys où certains professeurs se firent un nom faute de pouvoir y réussir dans leur art. L'an dernier, un malheureux égaré venu de l'extérieur, parvint jusqu'aux dix élus parmi lesquels devait être choisi le lauréat. Que se passa-t-il ensuite ? On ne sait plus très bien, mais les jurés-adjoints, après avoir quitté la place pour cette seule raison qu'il n'y avait pas de candidats «extérieurs» ce qui, selon eux, faussait le sens du concours, apprirent le lendemain l'existence de ce phénomène et tombèrent de leur haut. Trop tard, le tour était joué. Quelques victorieux organisèrent une danse du scalp. «Si ceux de l'extérieur sont partis, déclara énergiquement M. Cheyssial, un Prix de Rome devenu académicien, c'est qu'ils savent que les élèves sont plus fort qu'eux !» Les mânes de M. Hourticq tressaillirent de joie, le rideau tombait sur une pantalonnade de Tabarin revue par Courteline.


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