Charly Guyot, «André Malraux et la “Voie royale”», «La Guilde du Livre», mars 1954, p. 62-64.

Charly Guyot, «André Malraux et la “Voie royale”», La Guilde du Livre, mars 1954, p. 62-64.

 

Entre les Conquérants (1928) et la Condition humaine (1933), la Voie royale, roman publié en 1930, débouche, me semble-t-il, sur l'une des perspectives les plus tragiques du paysage intérieur que nous donne à contempler l'œuvre entière de Malraux. Première partie d'un ensemble jusqu'à maintenant inachevé et qui s'intitulerait Puissances du Désert, ce roman, nourri de l'expérience indochinoise d'un Malraux archéologue et orientaliste, ne va pas sans faire songer, invinciblement, à quelques figures dominatrices, légendaires, d'aventuriers. Je pense à Rimbaud explorateur et trafiquant d'armes en Abyssinie. A ce personnage mystérieux, hallucinant, que Joseph Conrad plonge au Cœur des Ténèbres. Au colonel Lawrence surtout, ce Lawrence l'Arabe à qui Malraux médite, depuis longtemps, de consacrer un ouvrage – Le Démon de l'Absolu – et dont la vie (il le notait encore l'an dernier) ne cesse de l'«intriguer au plus haut degré». «Vie, écrit-il, puissamment accusatrice», comme le sont aussi celle du héros de Conrad, celle de Rimbaud. Et, tout aussi bien, celle de Perken, dans la Voie royale.

Dès 1926, dans Tentation de l'Occident, Malraux décelait «au centre de l'homme européen, dominant les grands mouvement de sa vie, … une absurdité essentielle». Toute certitude étant enlevée à l'individu – Dieu d'abord, puis la notion de la permanence de l'Homme – il ne lui reste que la conscience de sa mortalité et de sa solitude foncière au sein d'un univers qui l'ignore. En dernière analyse, pour Malraux, le fond de la conscience humaine est, au départ, l'épouvante. Un personnage de la Condition humaine affirmera : «On trouve toujours l'épouvante en soi; il suffit de chercher assez profond.» Dans les Conquérants, Garine, malade, éprouve «le sentiment de la vanité de toute vie, d'une humanité menée par des forces absurdes». Quelque chose d'«insaisissable» le domine, l'envahit; quelque chose de monstrueux, qui le nie, qui l'abolit. Nulle part, je crois, cette obsession de la puissance des ténèbres et de la mort ne se fait, chez Malraux, plus lancinante que dans la Voie royale. L'aventurier Perken et son jeune compagnon, Claude Vannec, s'y détachent sur un fond d'inhumanité essentielle, radicale, d'hostilité même du monde à toute vie humaine. La forêt tropicale et ses dangers, les rythmes imperturbables de la nature et des astres sont ici le symbole même du néant. Bien avant le Roquentin de Sartre, Claude Vannec fait l'expérience de «la nausée» et de l'absurdité existentielle : «Depuis six jours (il) avait renoncé à se séparer les êtres des formes, la vie qui bouge de la vie qui suinte; une puissance inconnue liait aux arbres les fongosités, faisait grouiller toutes ces choses provisoires sur un sol semblable à l'écume des marais, dans ces bois fumants de commencement du monde. Quel acte humain, ici, avait un sens ? Quelle volonté conservait sa force ?» Une grande image domine, dirait-on, tout le roman. C'est celle de la nuit qui tombe : «Du mur d'arbre aux lointains qui se confondaient avec la nuit, du ciel où apparaissaient les étoiles plus claires que le feu à la grande forêt primitive, la force lente et démesurée de la chute du jour accablait Claude de solitude, rendait à sa vie son caractère traqué. Elle le submergeait comme une invincible indifférence, comme la certitude de la mort.»

Comment échapper à cette conscience torturante du néant cosmique, comme aussi à la conscience que l'individué éprouve de son vieillissement, de sa condition d'homme soumise au temps, c'est-à-dire encore à la mort irrévocable ? Perken, en face de Claude, s'interroge : «Exister contre tout cela (il montrait du regard la menaçante majesté de la nuit), vous comprenez ce que cela veut dire ? Exister contre la mort, c'est la même chose.» Question que, d'œuvre en œuvre, Malraux ne cesse de poser et à laquelle il donne, selon les personnages de ses romans, diverses réponses. Dans la Voie royale, cette réponse offre le caractère d'une révolte désespérée.

Perken repousse comme une duperie la tentation du suicide : «Celui qui se tue, dit-il, court après une image qu'il s'est formée de lui-même : on ne se tue jamais que pour exister. Je n'aime pas qu'on soit dupe de Dieu.» «S'il pense à sa mort, dit-il encore, ce n'est pas pour mourir, c'est pour vivre.» La conscience de l'anéantissement final excite en lui un besoin immotivé, en quelque sorte viscéral – «joie poignante, sans espoir» – de se sentir vivre, dans l'action et dans l'érotisme. Formes de «divertissement» (au sens pascalien du terme) qui, chez le Garine des Conquérants, comme chez Perken, ne s'accompagnent d'aucune tentative de légitimation morale. Garine dit de lui-même : «Au fond, je suis un joueur… Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie.» Tchen encore, dans la Condition humaine, lorsqu'il découvre en soi l'«épouvante», réagira en s'écriant : «Heureusement, on peut agir.» Action anarchiste, liée à un foncier mépris de l'homme : c'est celle-là même où Perken se plaît. La volonté de puissance, l'appétit de conquête, qui le meuvent attestent une composante sadique. Etudiant avec Vannec une carte du Siam, Perken déclare : «Je veux laisser une cicatrice sur cette carte.» C'est ainsi qu'il entend «jouer contre (sa) mort». Je le veux, ajoute-t-il, «comme je veux des femmes». Jeu désespéré, mené sans aucune illusion, mais qui, par là même, confère à celui qui s'y livre une sorte de grandeur farouche. Scène capitale, et d'une étonnante beauté, que celle où Perken marche vers les Moïs menaçants, au péril de sa vie, afin d'échapper à l'«humiliation de l'homme traqué par sa destinée» : «Il éprouvait si furieusement l'exaltation de jouer plus que sa mort, sa libération de l'état humain, qu'il se sentit lutter contre une folie fascinante, une sorte d'illumination.» Perken mourra, empoisonné par une fléchette de guerre; mais, jusqu'à son dernier souffle, il portera un défi à l'ennemi qui le terrasse. Il ne veut pas se reconnaître défait. Il nie cette mort où il s'abîme : «Il n'y a pas… de mort. Il y a seulement… moimoi… qui vais mourir


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