Daniel-Rops : «En marge de Malraux», «Le Peintre», 15 décembre 1956, n° 136, p. 5-7.

Ce soir, durant une heure de demi-flânerie, – le travail achevé et la journée près de se clore, – j'ai repris, au hasard, un des livres d'art d'André Malraux. C'est une lecture excitante pour l'intelligence. On peut n'être pas d'accord sur toutes ses analyses, juger même parfois trop encombré et diffus le style qui les formule; comment pourtant, ne pas être sensible à telles de ses remarques fulgurantes, à tels rapprochements, qu'il nous propose, inattendus, et dont jaillit une lumière ? Passant du texte aux planches de ce Musée imaginaire, l'œil perçoit dans les formes des relations qu'il n'avait jamais vues. Puis, reprenant le développement, l'esprit se trouve affronté aux plus grands problèmes; dans ces images, vraiment admirables, il sait bien que ce qu'il cherche, c'est autre chose qu'un plaisir : un sens, une explication décisive : et qu'il y va de tout.

Le plus grand mérite de Malraux est peut-être d'avoir définitivement arraché l'art à ce quoi ont voulu le réduire trop d'esthéticiens et de philosophes : un «jeu désintéressé», comme disaient Kant ou Spencer. Entre les lignes de la moindre de ses pages, et sans cesse reprise en maintes formules, la même idée se retrouve, et donne sa portée à toute l'œuvre : que l'art, c'est l'homme, rien de moins que l'homme, et l'homme tout entier. Il ne s'agit pas d'une activité gratuite, d'une «superstructure» arbitrairement dressée et sans support dans la réalité de la chair, du sang et de l'angoisse. L'art exprime, l'art témoigne. Il faut n'avoir jamais réfléchi un instant sur sa propre émotion devant un chef-d'œuvre, il faut n'avoir jamais non plus, ce qui est impossible pour un historien, médité les rapports entre l'art et les formes successives de civilisation que l'art fait naître, pour ne pas savoir que là est la vérité.

Mais où la difficulté commence, et la gêne, et sans doute un désaccord essentiel, c'est quand on essaie de reconnaître et d'identifier cet homme dont Malraux fait le but et le moyen plénier de tout art. Car cet homme, on le voit vite, appartient au même monde que celui où nous introduisent ses romans, un monde où l'homme est seul, sous un ciel vide, le monde de «la mort de Dieu». L'assertion dramatique de Nietzsche, – «Dieu est mort !» – nous l'écoutions à tous les échos de La Condition humaine : elle est sous-entendue à toutes les pages de La Monnaie de l'Absolu, de La Création artistique, ou du Musée imaginaire. Qu'il en souffre, qu'il s'en éprouve ébranlé jusqu'au fond de lui-même, sans doute, mais le fait est là, que l'homme selon Malraux est l'homme de la grande absence, le héraut du grand refus.

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