«France Observateur», 13 octobre 1960, n° 545, p. 19. Guy Dumur : «Malraux ou la condition ministérielle»

France Observateur, 13 octobre 1960, n° 545, p. 19.

 

Guy Dumur

Malraux ou la condition ministérielle

 

Qu'on le veuille ou non, tout se passe comme si André Malraux, membre du gouvernement, approuvait ou, tout au moins, couvrait les singulières mesures prises récemment contre des écrivains, des cinéastes, des comédiens, etc. Guy Dumur rafraîchit la mémoire de l'auteur de La Condition humaine.

 

 Il y a moins d'un an, la Compagnie Renaud-Barrault donnait sa première représentation au Théâtre de l'Odéon, rebaptisé Théâtre de France, en présence du gouvernement au grand complet et des personnes les plus décorées de Paris. Dans la loge qui faisait face à celle du général de Gaulle, André Malraux, ministre des Affaires culturelles, ne pouvait cacher sa satisfaction à la pensée que cette représentation de Tête d'Or, première pièce de Paul Claudel, qui avait attendu plus de soixante ans pour être jouée, était son œuvre. Très pâle, Malraux ressemblait à Bonaparte, Premier Consul. Son visage et son corps, habituellement fébriles, paraissaient apaisés. Plus ministre que nature, il promenait son regard sombre dans une salle où régnait un ennui à peine poli. De tous ces officiels, sans doute était-il le seul à comprendre ce drame de la puissance et de la vanité de la puissance, écrit par un jeune homme de vingt ans, tout inspiré de Rimbaud.

Cette séance mémorable ne pourrait plus avoir lieu. Ni André Masson, le décorateur, ni Alain Cuny, qui paraissait, ce soir-là, n'avoir vécu que pour jouer Tête d'Or, ni Laurent Terzieff, ni Pierre Boulez qui dirigeait la musique d'Honegger qu'il avait orchestrée, ne pourraient plus paraître sur la scène de l'Odéon. Ils ont été interdits.

 

 

A cause de son passé

On sait pourquoi : on sait comment. Je ne puis croire, comme l'ont annoncé les journaux, qu'André Malraux se soit associé à ces mesures. Je ne puis croire qu'il pense, comme le Premier ministre, que ces écrivains et ces artistes n'ont agi que poussés par la soif de la publicité, ni qu'ils sont «une petite équipe de rêveurs». Je ne puis croire qu'il accepte sans broncher que les «intellectuels» soient injuriés dans les discours officiels, que ce terme même soit devenu une injure. J'irai plus loin : je ne puis croire qu'André Malraux, s'il ne les approuve pas, ne se sente responsable des signataires de ce manifeste…

Pourquoi Malraux et non pas tel ou tel ministre ? Chacun connaît la réponse : à cause de son passé. Non pas son passé de combattant des Brigades Internationales, de Résistant ou de militant gaulliste, mais celui de son œuvre, toujours lue, toujours présente, dont la signification, si complexe soit-elle, ne peut être éludée. Ses romans, ne l'oublions pas, demeurent parmi les très rares œuvres de l'avant-guerre, qui éclairent le présent. Les jeunes gens qui les lisent aujourd'hui peuvent, à chaque page, y trouver des raisons de révolte, qui les amèneront à signer des manifestes, et les conduiront, entre deux gendarmes, devant les tribunaux. Lorsque Francis Jeanson créa, aux éditions du Seuil, sa collection des «Ecrivains de toujours», André Malraux fut un des tout premiers auteurs à y être étudié…

Peu d'écrivains sont aussi actuels, ai-je dit. Mais pour des raisons contraires à la politique du gouvernement actuel. La guerre d'Algérie à nos portes ressuscite, dans les rangs du F.L.N., les combats des Conquérants et de La Condition humaine. Les portraits de terroristes tels que Hong («Il est peu d'adversaires, disait de lui Garine, que je comprenne mieux que lui»), que Tchen pourraient être ceux des fellaghas. Les prisons et les tortures, les luttes révolutionnaires contre le colonialisme, le pouvoir militaire et le fascisme, tout exalte, dans les principaux romans de Malraux, la lutte des opprimés pour leur liberté et leur dignité. Les marxistes – Trotsky en tête – ont pu lui reprocher sa conception trop romantique, trop nietzschéenne de la Révolution, comme on peut lui reprocher, au nom de je ne sais quel réalisme, d'avoir imposé à son univers romanesque une vision unilatérale. («Je ne crois pas vrai, écrivait Malraux en marge du livre que lui consacrait Gaëtan Picon[1], que le romancier doive créer des personnages : il doit créer un monde cohérent et particulier, comme tout autre artiste.»). Il n'empêche que ce monde «cohérent et particulier» est celui de l'aventure («L'aventurier […] est opposé à la société dans la mesure où celle-ci est la forme de la vie; il s'oppose moins à ses conventions rationnelles qu'à sa nature»)[2] et celui de la Révolution, c'est-à-dire les manifestations les plus violentes de la révolte individuelle et collective.

[1] Malraux par lui-même (Ed. du Seuil).

[2] Malraux par lui-même (Ed. du Seuil).


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