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G. Guisan, «Le débat Malraux-Aragon», «Gazette de Lausanne», 24 décembre 1946, p. 1.

Le débat Malraux-Aragon

 

Sous les auspices de Labyrinthe, André Malraux a répété à Genève, au moins dans l'une de ses parties essentielles, la conférence sur «L'homme contemporain et la culture artistique», qu'il a prononcée à la Sorbonne au début de novembre, dans le cadre des conférences de l'U.N.E.S.C.O., et qui a suscité des réactions passionnées. L'importance du débat, qui porte sur les valeurs fondamentales auxquelles l'homme d'aujourd'hui peut se fier, nous incite à laisser de côté, malgré l'incomparable acuité des propos, les problèmes d'esthétique abordés par Malraux : la révolution qu'introduit dans les arts plastiques la reproduction, la nature de l'art moderne, le processus de la création artistique… Ce sera l'objet d'un prochain ouvrage La psychologie de l'Art. Nous nous en tiendrons à des considérations plus générales, citant plus que résumant : les textes, que nous empruntons d'abord à Carrefour (7 novembre 1946) permettront de juger en toute objectivité.

Le XIXe siècle, déclare Malraux, croyait dans la royauté de l'homme; il mettait «un espoir immense en la science, en la paix, en la recherche de la dignité». Cet espoir, aujourd'hui, s'est effondré, et le problème du Mal se dresse devant nous avec une ampleur lancinante :

«Le grand et sombre archange dostoïevskien reparaît sur le monde et vient redire : “Je refuse mon billet si le supplice d'un enfant innocent par une brute doit être la rançon du monde.”

Au-dessus de tout ce que nous voyons, au-dessus de ces villes-spectres et de ces villes en ruines, s'étend sur l'Europe une présence plus terrible encore : car l'Europe ravagée et sanglante n'est pas plus ravagée, n'est pas plus sanglante que la figure de l'homme qu'elle avait espéré faire.

La torture a signifié pour nous beaucoup plus que la douleur… Il y a eu sur le monde une souffrance d'une telle nature qu'elle demeure en face de nous, non seulement avec son caractère dramatique, mais encore avec son caractère métaphysique : et que l'homme est aujourd'hui contraint à répondre non seulement de ce qu'il a voulu faire, non seulement sur ce qu'il voudra faire, mais encore de ce qu'il croit qu'il est».

L'unique problème est donc de «savoir sous quelle forme nous pouvons recréer l'homme». André Malraux ne pense pas que nous puissions nous contenter de «l'héritage d'un humanisme européen fondé sur le rationalisme et sur l'idée de progrès». «Nous en avons assez vu pour savoir» l'insuffisance de ces valeurs. Alors sur quoi fonder notre civilisation ?

L'expérience de ces dernières années ne nous permet plus de croire au sentiment comme le faisait un Duhamel en 1920, et peut-être Malraux lui-même lorsqu'il parlait de «la fraternité virile» (l'écrivain a gardé le silence sur ce point).

«A l'heure actuelle, que sont les valeurs de l'Occident ? … La première valeur européenne, c'est la volonté de conscience. La seconde, c'est la volonté de la découverte… La force occidentale, c'est l'acceptation de l'inconnu. Il y a un humanisme possible, mais il faut bien nous dire, et clairement, que c'est un humanisme tragique. Nous sommes en face d'un monde inconnu; nous l'affrontons avec conscience… Il appartient à chacun de nous de faire l'homme avec les moyens qu'il a, et le premier, c'est d'essayer de le concevoir.»

Que l'on ne se fasse pas d'illusions ! Cet humanisme, pas plus que les précédents, n'établira le bonheur : mais au moins répondra-t-il à une exigence de notre esprit :

«Quelque humanisme que nous cherchions, il est douteux qu'il nous épargne la guerre. Mais il était également douteux que le monde de la charité la plus profonde, qu'il s'appelât le christianisme ou le bouddhisme supprimât la guerre, car il ne l'a pas supprimée. Les cultures n'ont jamais été maîtresses de toute la nature humaine, qu'elles n'ont atteintes que d'une façon extrêmement lente et craintive mais elles ont été des moyens de permettre à l'homme de parvenir à son accord avec lui-même : et cet accord obtenu, de tenter d'approfondir son destin. Le christianisme n'a pas supprimé la guerre, mais il a créé une figure de l'homme devant la guerre, que l'homme pouvait regarder en face.»

L'important est de ne pas renoncer à la tâche, de ne pas céder à l'angoisse ou à la lâcheté. N'être pas décidé à vivre, c'est se décider à mourir. Le nombre ne fait rien à l'affaire, la bataille de Londres l'a bien montré, et d'ailleurs, si «l'Europe, que le monde entier pensa en mots de liberté, ne se pense plus qu'en termes de destin, ce qu'on oublie vraiment un peu trop, c'est que ce n'est pas la première fois.»


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