Image of Gaëtan Picon : «André Malraux et l'image de l'homme», «Médecine de France», 1953, n° 1051, p. 33-38.

Gaëtan Picon : «André Malraux et l'image de l'homme», «Médecine de France», 1953, n° 1051, p. 33-38.

A cette œuvre en suspens – et qui n'a peut-être pas trouvé encore son expression suprême – à cette vie qui compte plus de tentatives que d'accomplissements, s'attache depuis nombre d'années déjà comme une lueur de légende. Ni l'œuvre, si nous la mesurons en termes de littérature, ni la vie, si nous la mesurons en termes d'action, ne suffisent séparément à l'expliquer : Malraux doit l'ordre assez singulier de sa grandeur à leur rencontre et à leur confusion. La vraie réussite de l'écrivain est moins l'œuvre, la vraie réussite de l'homme d'action moins l'action que leur commune réussite n'est le personnage. A travers ses livres, c'est l'accent frémissant et péremptoire de l'expérience vécue qui nous atteint; à travers ce que nous savons de sa vie, c'est la lucide recherche d'une image de l'homme. Transformer en conscience une expérience aussi large que possible : Malraux n'a jamais cessé d'être fidèle à ce conseil d'un personnage de L'Espoir, et il tire son œuvre de sa vie. Mais il est tout aussi vrai de dire qu'il transforme en expérience une conscience aussi vaste et aussi aiguë que possible : sa vie répond à un appel venu de lui-même, et voit dans l'événement l'épreuve d'une vérité intérieure, et comme sa réalisation. Si Malraux écrit avec sa vie, il vit selon sa pensée de la vie, et selon son exigence. Et, bien au-delà de la simple expression d'une expérience, son œuvre nous apporte la révélation d'une personnalité qui se définit sans doute par ce que la vie lui apporte, mais plus encore par ce qu'elle obtient de la vie.

 

* * *

 

Pas d'œuvres aussi visiblement écrites à la première personne; à ce point dominées et cernées par leur auteur même. Et la personnalité, ici, c'est tout d'abord l'ensemble des choses faites et vécues : la rencontre d'un homme et d'un destin réel. L'homme n'est pas ce qu'il cache, il est ce qu'il fait, déclare sans appel le Vincent Berger des Noyers de l'Altenburg. Et, comme le Manuel de L'Espoir, Malraux sait que l'on ne se connaît pas en réfléchissant sur soi-même, mais quand un hasard nous arrache à l'action.

A l'origine de chacun de ses livres on sait qu'il y a un compte réglé avec la vie. L'œuvre sort de la vie, ruisselante de ses images, frémissante de ses émois, sonore de ses tumultes, grave de ses découvertes. Parlant de la pauvreté littéraire des années 30, Malraux disait naguère à Julien Green, qui le rapporte dans son Journal : «Que voulez-vous qu'ils fassent ? Entre dix-huit et vingt ans, la vie ressemble à un marché où l'on achète des valeurs non avec de l'argent, mais avec des actes. La plupart des hommes n'achètent rien». Malraux a payé son œuvre de ses actes. N'eût-il pas vécu comme il vécut, il n'aurait certainement pas écrit les mêmes livres; la matière même de son œuvre romanesque lui eût fait défaut, et sans doute n'eût-il laissé qu'une œuvre de seconde zone, puisque tout son génie vient de l'accord entre les expériences d'une vie liée aux constellations de l'Histoire et des possibilités latentes d'expression.

Pour écrire ses véritables livres, il a fallu que Malraux attendît – non point la maturation de son talent, les fruits tardifs d'une longue réclusion en littérature – mais les véritables expériences de sa vie. Lunes en papier et Royaume Farfelu ne sont pas des œuvres insignifiantes : mais l'adolescent brillamment doué qui les signe, les dédie à Max Jacob ou les place sous le patronage d'Hoffmann, ne ressemble guère à celui que Les Conquérants vont bientôt mettre en scène. Montherlant est déjà dans Le Songe comme Giono dans Colline, Giraudoux dans Provinciales ou Drieu dans Interrogation : avec la maladresse du débutant, sans doute, mais aussi l'assurance de qui vient de découvrir son domaine. Il est visible que Malraux, dans ses premiers récits, n'a pas découvert le sien. Soignée, harmonieuse, brillante mais anonyme, son écriture n'a ni l'éclat, ni le pathétique, ni la saccade à quoi elle se reconnaîtra bientôt. C'est seulement devant la vie, devant les événements d'une histoire que fébrilement et tenacement son action tente de rejoindre partout où elle se découvre, que Malraux découvrira aussi son génie.

Ecrit-il La Tentation de l'Occident (qui n'est encore qu'à demi de son style, mais qui est totalement de sa pensée et de son tempérament), c'est pour avoir saisi et éprouvé sur les lieux mêmes le conflit de la passion occidentale et du détachement cosmique de l'Orient – et pour avoir vu s'éclairer, de là-bas, d'un jour de fin du monde, cette culture européenne dont il souffre, mais dont il ne peut se séparer. Ecrit-il Les Conquérants et La Condition humaine, c'est pour avoir participé aux mouvements révolutionnaires qui tentent de donner une forme nouvelle à l'Asie, et avoir rencontré sur place, dans le feu de l'action, comme il l'écrira vingt ans plus tard, un type de héros en qui s'unissent l'aptitude à l'action, la culture et la lucidité. Ecrit-il La Voie royale, c'est qu'il est lui-même parti, comme Claude Vannec, à la recherche des temples enfouis dans la jungle, en territoire insoumis. Ecrit-il L'Espoir, c'est que les images de la guerre d'Espagne, sa cruauté et sa ferveur sont encore en lui comme une blessure mal fermée. Ecrit-il Les Noyers de l'Altenburg, c'est qu'il vient d'être lui-même ce prisonnier de 1940 qui a vu surgir l'homme de toujours sur le visage des blessés et des captifs, ses compagnons, et le tankiste tombé dans la fosse que le matin arrache à la mort. Vincent Berger méditait d'écrire le livre de sa vie sous le titre : Rencontre avec l'Homme. L'œuvre de Malraux n'est elle-même que la somme de ses souvenirs et de ses rencontres. Avec la matière anecdotique de son œuvre, il est presque dans la même relation que Lawrence devant les souvenirs qui lui permettent d'écrire Les Sept Piliers de la Sagesse. Malraux n'a pas cessé d'écrire ses Mémoires : il semble qu'il n'ait pas d'autre sujet que sa propre vie, et qu'il lui faille vivre avant d'écrire – et pour écrire.

Télécharger le texte entier.