Image of Gaëtan Picon,  «En écoutant Malraux», «Le Littéraire», 23 mars 1946, p. 4.

Gaëtan Picon, «En écoutant Malraux», «Le Littéraire», 23 mars 1946, p. 4.

En écoutant Malraux, par Gaëtan Picon

 

Je me souviens de mon attente, dans le hall de la Nouvelle Revue Française, un soir de 1938; je feuilletais sans doute la dernière livraison blanche et rouge. Des pas descendirent l'étroit escalier. Déjà, Malraux s'avançait vers moi.

Il revenait d'Espagne. Je le revois tête nue, un trench-coat sur ses épaules, l'inévitable cigarette au coin de la bouche mince et mobile, – la serviette surprenant un peu sous son bras. Je fus frappé par la crispation du visage incessamment parcouru de tics innombrables, le sombre éclat des yeux, les mains fébriles. Rapide et penchée, sa démarche lui donnait je ne sais quel air à la fois traqué et à l'affût. Il y avait en lui du promeneur solitaire, de l'errant romantique – à quoi se mêlait quelque chose d'aigu et de vigilant qui rappelait l'aventurier, et aussi la brusquerie décisive du jeune lieutenant-colonel.

A peine étions-nous sortis de la Nouvelle Revue Française – nous traversions parmi les feux rouges et verts le fleuve de voitures du boulevard Saint-Germain – Malraux commençait son monologue :

— Avez-vous remarqué que chez Dostoïevski ?

Je l'ai revu à chacune des étapes d'une vie qui a su coïncider avec les grands moments de ce début de siècle. En uniforme de la Brigade Alsace-Lorraine, dans un bureau confidentiel de la rue Saint-Dominique, dans le cabinet ministériel de l'avenue de Friedland dont il savait rendre insensible le luxe officiel. Avec les années il a quelque peu perdu de son apparence romantique. Son visage est moins crispé : une sorte de détente – on n'ose dire d'apaisement – est intervenue.

En même temps que son œuvre est passée de l'aventure à l'action, de la révolte à l'affirmation, de l'angoisse à l'espoir, l'agitation fiévreuse qui bouleversait son visage et traquait sa démarche s'est comme retirée de lui. Dirais-je : sérénité ? Non sans doute – mais calme, une sorte de calme courageux. Cet ordre intérieur, dont lui-même a parlé, et que l'âge, inexorablement, nous apporte, ne croyons pas qu'il puisse jamais le conduire à quelque conformisme satisfait. Non, Malraux n'a pas suivi, il ne suivra pas la courbe de tant d'autres destins nés au début du siècle sous le signe d'une inexpiable révolte et qui, depuis…

A l'époque de la Condition humaine, François Mauriac se demandait ce que le succès allait faire de cette vie orientée par le désespoir. Eh bien ! une chose est certaine : à la révolte, Malraux ne fera jamais succéder une passivité comblée. Il a moins oublié la révolte et l'angoisse qu'il ne les a dépassées (les sacrifiant non point à sa lassitude, mais à un désir irrésistible d'efficacité et d'affirmation). Car Malraux est hanté par l'efficace – et trahit sa hantise dans cela même qui, chez d'autres, porterait les stigmates du découragement. Il n'insisterait pas tant sur les difficultés à vaincre s'il ne sentait en lui une énergie à leur mesure – un courage toujours à l'épreuve du pire.

Malraux a très tôt laissé derrière soi les formes anarchisantes de la révolte. Mais une tentation l'a longtemps retenu : celle d'agir pour agir, sans égards aux conséquences de son action et à l'objet sur lequel elle s'exerce. En Chine, en Espagne, le geste surtout comptait. Mais le moment vint bientôt où Malraux dut agir en France. Dès lors, la relation entre l'acte et la collectivité à laquelle il s'adresse ne se trouve-t-elle pas complètement bouleversée ? Hier encore infiniment disponible, l'homme d'action découvre enfin le domaine auquel il est prédestiné. Bien que ce thème ne se soit pas encore exprimé dans son œuvre, je me demande si l'un des événements décisifs de la vie de Malraux ne serait pas celui-là : la rencontre de la collectivité privilégiée, la découverte de la France.


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