Jean Starobinski «Malraux, Balthus et l’idée du chat», «Du», 1972

Jean Starobinski

 

Malraux, Balthus et l'idée du chat

 

C'était à Genève, le 21 décembre 1946. André Malraux venait de parler au cinéma Rialto devant une salle comble. La conférence avait été organisée par Albert Skira, sous l'emblème crétois de la revue Labyrinthe. Le titre de la conférence était «Défense des valeurs européennes». On était au seuil de la guerre froide. Mais la nouvelle idée européenne prenait son essor. Elle avait été défendue aux Rencontres internationales de Genève, trois mois auparavant, par Denis de Rougemont.

Albert Skira avait convié un très petit nombre d'amis au Restaurant du Nord (aujourd'hui détruit). Balthus était du nombre. Entre lui et Malraux une discussion très animée s'engagea, amicale et riche en désaccords. Il ne fut pas question d'Europe. Je me souviens d'un éloge de Fautrier par Malraux. Balthus disait son admiration pour Poussin – surtout pour les Saisons – et pour son emploi des tons chauds et des tons froids. Comment en vint-on à parler des chats ? L'idée du chat, pour Malraux, se réduisait à quelques signes symboliques: les oreilles dressées, la moustache, les yeux obliques, la mince fente des pupilles. Au stylo-bille, il en fit rapidement l'esquisse : il avait omis le museau. Omission gravissime, crime des lèse-chat ! Balthus avait été touché au vif. Argumenter avec des mots ne suffisait plus. Crayon en main, il riposta.

Balthus tenait à le faire clairement voir : quelque chose d'essentiel s'exprime dans le tracé variable des lèvres quand elles sont ricanantes, ou lorsque la tête se tend, presque vipérine. L'individualité du chat, la singularité de chaque moment de chat est dans le rapport de l'œil et de la bouche. Pour faire valoir son propos, sur l'un des exemples qu'il traça sur la nappe, Balthus insista jusqu'à déchirer le  papier. Un autre exemple fut peut-être accompagné (si ma mémoire ne me trahit pas) par l'évocation des félins de Delacroix. Et très rapidement, quelques-uns des aspects du chat se trouvèrent présents sur la nappe, à côté d'un profil d'Albert Skira.

Il est difficile, à distance, de retrouver l'enchaînement des propos qui trouvèrent leur illustration immédiate sur le papier. Les images qui sont restées ne sont ni des «études», ni des «esquisses» méditées. Elles ont pris forme en guise de démonstration, elles ont servi de preuves. Balthus n'aime pas que l'on fasse état de ces productions occasionnelles, trop liées à la circonstance fugitive pour compter comme une œuvre ou même comme un projet d'œuvre indépendante. De même, le «table talk» des écrivains n'a aucune commune mesure avec leurs écrits. Mais comme ne pas considérer comme un afflux de rêves la série des chats momentanés cités à témoin par Balthus, qui s'était peint lui-même en 1935 comme H. M. the King of Cats, défende son peuple. Les quelques traits jetés sur le papier le 21 décembre 1946 valent comme une allusion à tous les chats auxquels Balthus a voué dès l'enfance sa plus inquiète attention. Objet d'amour, objet disparu dans Mitsou, a resurgit, beaucoup plus tard, espiègle, diabolique dans Le Chat au miroir. Ailleurs, il est le témoin capital qui feint de n'avoir rien vu, le complice et l'accusateur du sommeil, du rêve, du plaisir. Partout, il porte en lui le paradoxal alliage d'une énergie obscure et d'une conscience qui demeure en éveil dans la profondeur.

 

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Dédicace avec chat (Malraux)

 

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Balthus, Le roi des chats

 

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Balthus, Le chat au miroir