«La Quinzaine littéraire», 16 – 31 octobre 1996, n° 702, p. 4-6. Le «Malraux» de Lyotard Jean-François Lyotard : «Signé Malraux» (Grasset éd., 360 p.)

La Quinzaine littéraire, 16 – 31 octobre 1996, n° 702, p. 4-6.

 

Le «Malraux» de Lyotard

Jean-François Lyotard : Signé Malraux (Grasset éd., 360 p.)

 

On a beaucoup écrit sur Malraux. On va encore beaucoup écrire avant que ses restes rejoignent le Panthéon. Relit-on ses ouvrages ? Les étudiants de terminale seront en tout cas tenus de «potasser» La Condition humaine en vue de leurs futurs examens.

Le RPR au pouvoir n'est pas pour rien dans ce retour à un écrivain et un ministre de De Gaulle mort depuis vingt ans et tombé dans le fameux purgatoire.

Mais aujourd'hui, pourquoi Lyotard ?

 

Par Maurice Nadeau

Jean-François Lyotard est l'auteur d'ouvrages «philosophiques» hier encore très actuels comme Dérive à partir de Marx et de Freud (qui rassemblait ses écrits post-68) constituant une sorte de mise en pratique de cette «économie libidinale» dont il formulait en même temps les principes («On affirme (ici) les intensités d'affects qui se dissimulent dans “la pensée” et la recherche des significations»). Et on se dit que, même si les raisons d'entreprendre une énième biographie de Malraux sont de circonstance, l'entreprise n'est pas étrangère aux préoccupations habituelles du philosophe.

«Hypobiographie», dit-il, plutôt que «biographie», c'est-à-dire «du grec hupo, au-dessous, en deçà» (Le Robert quotidien, tout frais sorti des presses, merci), en moins, en manque, en diminution, pas tout à fait une «biographie», à moins qu'il faille comprendre «au-dessous» dans le sens de ce qui soutient tout l'édifice, la substructure : cet édifice que, pour le biographe, passe pour être une vie, par exemple, ou une œuvre, ou une œuvre et une vie comme c'est ici le cas.

De Malraux, dont Lyotard s'occupe, c'est en effet à la fois de l'homme et de l'écrivain qu'il est question, vie et œuvre mêlées, des différentes faces de l'homme et des différentes sortes d'écriture réunies sous ce patronyme. Davantage : qu'y avait-il là-dessous, qu'est-ce qui soutenait tout cela ?

Lyotard, qui a fréquenté Freud, qui a théorisé «le libidinal», révèle l'essentiel de son propos dans les premiers chapitres de ce Signé Malraux. On va tenter ici de les résumer, ces chapitres, avec tous les risques d'usage, sans pouvoir faire partager la chaude intimité dans laquelle l'auteur vit avec son modèle.

On sait que les biographes ne peuvent être neutres. Ou ils «héroïsent» leur modèle ou ils finissent par le détester et, tel le dernier biographe de Brecht, ils le clouent au pilori de leurs propres principes. On sait aussi qu'ils se l'approprient au point, parfois, de se prendre pour lui. Lyotard n'a pas envie de se prendre pour Malraux, mais derrière le Malraux qu'il nous donne à connaître on peut se demander s'il n'y a pas Lyotard.

Pour Malraux, donc, le début de son parcours si extraordinaire se trouverait, au commencement du siècle, dans l'épicerie de Bondy, tenue par trois femmes : sa mère, une tante, sa grand-mère Adrienne. Les trois femmes Lamy qui l'emmaillotent dans leurs vies de femmes au point de l'asphyxier (son fameux reniflement nasal lui viendrait de là) et dont il doit se débarrasser, mentalement s'entend.

Il choisit d'abord l'évasion dans la lecture, c'est sur ce plan un boulimique, il choisira plus tard les voyages, l'aventure, l'écriture romanesque, le militantisme politique, le «musée imaginaire», les ministères, sans que jamais l'abandonne le sentiment que toute activité humaine, en dépit des illusions, parfois exaltantes, qu'elle se donne, mène en fin de compte au dérisoire, à l'échec, au néant. C'est toujours la mort qui gagne. Seule trouve grâce, à la fin de sa vie, l'activité artistique telle qu'il en voit et compare les produits à travers l'Histoire et les civilisations. Seule, elle signifie vraiment conquête et aventure, victoire sur la mort, parsemant le monde et les siècles de ses évidences. Lyotard voit dans la constitution du «musée imaginaire» une véritable conversion qui va jusqu'à faire oublier à Malraux son œuvre romanesque. Avec Les Voix du silence nous sommes toujours dans «l'humain» et nous sommes au-delà de l'humain : l'auteur va de plus en plus faire appel à la présence de «ce qui dépasse l'homme» : au «divin», au «surnaturel», à l'«intemporel», à l'«irréel». Les étonnantes fabulations des Antimémoires semblent déjà faire partie des futures oraisons funèbres, la sienne.

Bien que «l'hypobiographe» ne néglige pas la chronologie, il sait aussi que cette existence ayant pris fin revêt un sens, est devenue un «destin» comme aurait dit Sartre, et qu'il convient de la considérer à la fois dans son ensemble et ses composantes, vie et œuvre mêlées. Une citation prise dans Le Miroir des limbes, recueil tardif, rend compte d'un sentiment éprouvé par l'enfant soixante-dix ans plus tôt. Ainsi procède constamment Lyotard au cours de ses plongées dans le «libidinal», qu'il s'agisse de La Condition humaine, de la guerre d'Espagne ou des rapports de Malraux avec les femmes.

Les femmes. Elevé par trois d'entre elles – il les quitte à dix-neuf ans – il n'aura de cesse de vouloir les oublier, d'oublier son enfance dans l'épicerie de Bondy. Auprès de Clara, sa fiancée et future épouse, issue de la riche bourgeoisie juive, il se vante de mirobolantes origines et lui parle de sa mère «vivant dans une suite au Claridge».

Il aimera les femmes – Clara, Josette ou Louise – mais, prétend Lyotard, il n'aime pas la Femme, la génitrice, la reproductrice qui se révèle être aussi la fossoyeuse (il a assisté, bébé, à l'enterrement d'un petit frère de trois ans), il s'apercevra à peine de la mort de sa mère, en 1932, quand il écrivait La Condition humaine. Lyotard : «Les femmes sont les agents de la nécessité, la volonté échoue à repousser leur séduction. Et c'est pourquoi elle s'y efforce. Toujours déjà, elles vous habitent et l'on est termité».

Il est tout de même resté marié vingt ans avec Clara Goldschmidt et, après le divorce, il lui a laissé son nom. «Vous savez bien que je vous ai épousée pour votre argent», lui lancera-t-il dans un moment de colère, et ils savent tous deux qu'il n'en est rien (bien qu'il dilapidera tout l'argent de Clara à la Bourse). En route vers Florence, le dandy et la jeune fille émancipée s'aiment sur une couchette de wagon-lit au scandale des voisins de cabines, filant ensuite, à l'insu des familles, le parfait amour dans les cités italiennes. 

Clara était intelligente, vive, elle aimait les idées. Féministe, et se comportant comme une compagne plus que comme une épouse, elle eut le tort de lui laisser lire ce qu'il appelait son «livre de comptes», qui l'éloigna d'elle. Courageuse, revendiquant son égalité dans le couple, elle partage les risques de ses aventures, l'accompagne dans ses vols de statues en Indochine, contribue à le tirer de la prison dont il est menacé quand elle revient effectuer sa tournée parisienne auprès de grands intellectuels du moment. Sur le bateau entre Saïgon et Marseille elle a quelque faiblesse pour un ancien camarade, c'est dans sa nature de femme libre, comme c'est dans ses principes d'avouer la chose à son jeune mari, blessé dans son orgueil et qui ne lui pardonnera pas l'humiliation qu'il en a ressentie («avec ce crétin !»).

Elle se trouve de nouveau auprès de lui quand il décide de se venger des fonctionnaires coloniaux d'Indochine qui l'ont fait passer en correctionnelle (un an de prison avec sursis). En 1925, il revient avec elle à Saïgon pour fonder L'Indochine, un journal qui va dénoncer leurs exactions et leurs méfaits, couverts par Paris, défendre, sans grandes illusions, les Annamites opprimés. Après que L'Indochine est devenue L'Indochine enchaînée en raison de la cascade d'empêchements qu'elle subit, l'aventure tourne court. André et Clara retournent en France à la fin de l'année. André a eu le temps de commencer à écrire La Tentation de l'Occident. «Maintenant, avait-il dit à Clara, il ne reste plus d'autre solution que d'écrire.»

C'est Clara qui rapporte le propos, et bien d'autres, dans Le bruit de nos pas, six volumes de souvenirs qui vont s'échelonner de 1964 à 1976 et qui constituent un des témoignages importants sur Malraux. C'est après la séparation – le divorce sera tardif –, mais Clara ne se prend pas pour une épouse bafouée et elle ne montre aucune animosité à l'égard de celui dont elle a tenu à garder le nom. C'est une intellectuelle – certes une incorrigible bavarde dans le souvenir de ceux qui l'ont connue – mais qui sait écrire. Elle se donne sans doute de l'importance : «A l'en croire, c'est elle qui aurait écrit mes livres», déclare Malraux, agacé, sur la fin de sa vie, mais elle refuse de tenir le second rôle, revendique son autonomie et elle survit à l'ex-mari, devenu célèbre, avec dignité.

Il a eu des aventures avec Louise de Vilmorin. Elle recueillera l'ancien ministre dans son château de Verrières-le-Buisson, où il assistera à sa mort. Il est tombé amoureux de la jeune Josette Clotis, romancière débutante, dont il fait sa maîtresse et à qui il fera, en 1943 – contre son gré à lui – un enfant dont l'ami Drieu la Rochelle sera le parrain. Durant la guerre civile espagnole elle s'était sentie délaissée, mais elle l'aura tout à elle dans ces années de l'Occupation où l'ancien baroudeur se métamorphose en bon père, bon époux, écrivant une vie de T.E. Lawrence, un héros mythique à sa mesure (avec qui il tend à se confondre) mais refusant tout engagement dans la Résistance avant janvier 1944. Le maquisard de Dordogne, contesté par ses pairs, se change en colonel de la brigade Alsace-Lorraine en même temps que Josette subit un sort affreux : elle passe accidentellement sous les roues d'un train à Saint-Chamand où André l'avait fait se réfugier.

Pour bien comprendre le comportement de Malraux avec les femmes, il faut revenir en arrière, à l'enfance de nouveau. S'il a été élevé par des femmes, c'est parce qu'à Bondy il n'y avait plus de père. Fernand Malraux a quitté son épouse et fait des enfants ailleurs – les demi-frères Roland et Claude, qui auront un sort tragique durant l'Occupation. Ce qui n'empêche pas le père de veiller sur André, s'opposant par exemple à son mariage (le jeune dandy n'a pas vingt ans) avec Clara, ou lui faisant cadeau de 50.000 F pour son journal d'Indochine, avec cette recommandation : «n'échoue pas !»Il se donne la mort, au gaz, en 1930.

André aimait son père, il se souviendra de son suicide dans Les Noyers de l'Altenburg et on doit tenir compte dans ce roman inachevé de tout ce que dit Vincent Berger de son père, Dietrich, lui aussi suicidé. Dans ce roman, l'épopée des Berger commence avec l'aïeul, lequel n'est pas sans ressembler au père de Fernand, au grand-père d'André, vieux charpentier en tonneaux et navires qu'un rebond de son outil frappe au visage et lui fend le crâne. «A quarante ans, écrit Lyotard, quand Malraux jeta sur le papier la vérité imaginaire de cette filiation d'où les femmes étaient bien sûr bannies, une généalogie se dressa, un arbre mort, des générations de pères morts, tous avec orgueil et désespoir dans un silence retentissant». Bientôt aura lieu la rencontre avec de Gaulle (autre père ?), les ministères, les oraisons funèbres. Enfin Les Voix du silence et une fin de vie solitaire qui, pour Lyotard, est un désastre, en dépit de l'amour retrouvé pour Florence, la fille qu'il a eue avec Clara.

L'ouvrage de Jean-François Lyotard est si riche, il invite à tant de réflexions, il est si plein de révélations (le tempérament «féminin» que Lyotard voit à Malraux, chantre de la «fraternité virile»), si passionnant à suivre dans le sens que veut donner le philosophe «libidinal» au récit des entrelacs d'une œuvre avec les tourbillons d'une vie, qu'on s'en veut de taire tout ce dont on ne peut rendre compte ici et qui constitue sans doute aux yeux de l'auteur l'essentiel : les rapports de Malraux avec la mort («l'épouvante, indépendante de toute peur», écrit-il dans Lazare), avec le néant.

«Signé Malraux», parce que sur ce seul «nom patronymique», l'auteur des Conquérants a bâti, non seulement «son roman de famille», mais une activité créatrice si diverse et si étonnante que, pour les contemporains que nous sommes et parfois les admirateurs, les ténèbres du Panthéon ne réussiront pas à l'obscurcir.

Jean-François Lyotard ne manque pas de rappeler qu'à ses intimes, Malraux signait ses lettres d'une silhouette de chat. «Ils s'étonnent. Ils s'éclipsent et surgissent. L'ellipse ils s'y entendent. Et le nom de cela, de cette vie au seuil, le nom de porte entrouverte, de l'interrogation, c'est les limbes». Entre l'auteur et son modèle, pessimisme partagé.


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