«La Revue Nouvelle», Bruxelles, août-septembre 1960, p. 144-153. André Espiau de La Maëstre : «Malraux et l'athéisme postulatoire»

La Revue Nouvelle, Bruxelles, août-septembre 1960, p. 144-153.

André Espiau de La Maëstre, «Malraux et l'athéisme postulatoire»

 

La carrière aventureuse, la gloire soudaine et durable de l'écrivain, les vicissitudes de l'engagement politique de l'homme public, l'originalité indéniable et discutée de l'historien de l'art ont fait d'André Malraux une des personnalités les plus intéressantes et les plus problématiques de la France contemporaine. Le lecteur pressé de ses romans ou le contemporain insuffisamment informé ont peine à se faire une idée objective d'ensemble de sa complexe destinée.

La personnalité touffue et encore en plein épanouissement de Malraux présente en effet une série d'antinomies difficilement conciliables à première vue. Son sinueux destin a été jusqu'ici, on le sait, celui d'un archéologue professionnel, d'un anarchiste révolutionnaire, d'un sympathisant communiste, d'un internationaliste antieuropéen, d'un antifasciste, puis d'un patriote, d'un résistant, enfin d'un rallié à la République gaulliste. Son œuvre d'écrivain, qui ignore le théâtre, unit le roman à l'essai philosophique, la fiction politique à l'histoire universelle de l'art, la technique du roman américain au découpage du scénario de film, et l'autobiographie à peine camouflée à la méditation sur la valeur sacrée de l'art et des cultures humaines. Placé au carrefour central de cette vie étonnante, le critique y constate un extraordinaire foisonnement de lignes de force divergentes, dont il semble momentanément impossible de faire une synthèse cohérente valable.

Il ne paraît pas cependant impossible de discerner au sein de cette vivante complexité un certain nombre de constantes indéniables qui, s'enracinant au fond même de sa pensée, peuvent expliquer d'une certaine façon le kaléidoscope de sa carrière spectaculaire. Malraux a pu évoluer dans sa conception des rapports de l'individu et de la collectivité, passer d'un anarchisme trotskyste à un communisme presque orthodoxe pour revenir à son individualisme primitif; passer de la révolution politique brutale à une acceptation, méthodique sinon absolue, de l'ordre social occidental basé sur le capitalisme et encore imprégné de christianisme; aller de l'internationalisme antieuropéen à l'acceptation des valeurs traditionnelles de patrie et d'Occident. Cette évolution est certes importante : elle constitue indubitablement un élément fondamental du phénomène Malraux.

Mais cette évolution, pour caractéristique qu'elle soit, ne semble pas affecter les zones vraiment intimes de la pensée et du destin humain de Malraux : elle paraît plutôt être le reflet varié mais homogène de la prise de conscience de plus en plus explicite d'une seule idée, d'une unique et exclusive passion. Il s'est agi en effet pour lui, quels qu'aient été la couleur de son drapeau et le théâtre de son engagement, de cerner et de comprendre l'insoluble énigme de l'homme, de saisir la signification métaphysique de la présence de l'individué humain au sein d'un cosmos mystérieux qui semble n'exister que pour l'écraser et rendre absurde sa propre destinée. «Ecrivain» avouera Malraux en 1943, dans sa préface aux Noyers de l'Altenburg, «par quoi suis-je obsédé depuis dix ans, sinon par l'homme ?» et quelques lignes plus loin, il parlera encore de ce «mystère de l'homme qui m'obsède aujourd'hui» (NA, 28/30).


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