Image of «Le Monde», 24 novembre 1976, n° 9901, p. 1, 16, 17, 18.  Bertrand Poirot-Delpech : «La légende du siècle». André Chastel : «L'homme de la métamorphose». Pierre Viansson-Ponté : «Ma vie sanglante et vaine… un misérable petit tas de secrets».

«Le Monde», 24 novembre 1976, n° 9901, p. 1, 16, 17, 18. Bertrand Poirot-Delpech : «La légende du siècle». André Chastel : «L'homme de la métamorphose». Pierre Viansson-Ponté : «Ma vie sanglante et vaine… un misérable petit tas de secrets».

André Chastel 

L'homme de la métamorphose

«C'est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier» disait Malraux à propos du roman de Faulkner. «C'est l'intrusion de l'histoire de l'art dans la tragédie grecque», pourrait-on dire à propos de cette vaste et sinueuse entreprise commencée avec Le Musée imaginaire et arrivée à son terme avec L'Intemporel paru hier chez Gallimard. On dirait que Malraux avait pris en grand poète son rendez-vous avec la mort. Les dernières lignes de son livre le déclarent : «Nés ensemble, le musée imaginaire, la valeur énigmatique de l'art, l'intemporel, mourront sans doute ensemble. Et l'homme s'apercevra que l'intemporel non plus n'est pas éternel.» Et la dernière image qu'il nous livre est la roue de Çiva du musée de Madras.

Dans toute sa vie ont été présents l'image et l'objet, les deux faces de l'art. L'exposition organisée chez Maeght en 1973 l'a généreusement – mais encore incomplètement – montré. Dès qu'il apparaît, armé de pied en cap de culture et d'intelligence, le cinéma allemand, les illustrations «farfelues», les statues khmères, lui tiennent compagnie.

Déjà, l'intuition que le «surréel» est toujours en cause dans l'art et la certitude que le dialogue de l'Orient et de l'Occident à travers les formes déplace définitivement toutes les perspectives. Sa prodigieuse jeunesse développe dans toutes les directions des contacts, des amitiés, des expériences, qui mûrissent un amateur d'art et font de cet homme d'action – on disait alors avec admiration un «aventurier» – un explorateur attentif des musées. La guerre était à peine finie que le monde de la culture reçut le choc de La Psychologie de l'art, à laquelle il travaillait depuis toujours et qu'il annonçait depuis dix ans, sous la forme brillante, admirablement illustrée, difficile et impérieuse du Musée imaginaire (1947).

On a du mal à faire saisir trente ans après l'effet extraordinaire produit par cet ouvrage et ceux qui ont suivi. Distribuées en chapitres dans les revues, puis regroupées, remaniées, explicitées dans des conférences spectaculaires, comme celle du Metropolitan Museum de New-York en 1954, prolongées par des préfaces enthousiastes comme celle de la présentation des manuscrits à la Bibliothèque nationale que demanda Julien Cain (1955), puis au temps du ministère des Affaires culturelles, par les grandes oraisons funèbres de Braque, de Le Corbusier, toutes ces pages ont complètement transformé le discours sur l'art dans notre pays et peut-être dans le monde. Avec le thème majeur, sans cesse nuancé, répété, que l'artiste n'est pas «le transcripteur du monde mais son rival».

Parfaitement conscient – et même de plus en plus conscient – de la situation complexe et embarrassée de l'art moderne, Malraux est vite apparu comme le seul auteur capable d'embrasser, au prix de raccourcis fantastiques et d'aperçus qu'il faut bien traiter de fulgurants, le déroulement ou l'enchevêtrement de formes et de styles auquel se ramène finalement pour lui toute l'aventure humaine.

Le travail des archéologues en Mésopotamie, en Chine, le fascinait; le cheminement attentif des érudits à la recherche des maîtres ressuscités depuis peu : Vermeer ou Georges de La Tour, l'intéressait. Mais il s'agit pour lui de tirer brusquement de leur savoir comme une substance incandescente, à laquelle tout le monde sauf lui se brûlerait les doigts, à savoir les relations où l'on voit la force du destin aux prises avec… la candeur ou le génie. D'où les fameux balancements : «Ce qui sépare Titien d'un fétiche et même de Matisse, c'est que Titien tentait d'apporter le monde et la peinture à l'homme, que le fétiche tente d'apporter l'homme à l'inconnu, et que Matisse tente de l'apporter à la peinture». Tout le monde ne comprenait pas, mais la volubilité contraignante de Malraux rendait certaines platitudes impossibles. Il a fait naître un sentiment plus sérieux et une plus grande responsabilité à l'égard de «l'art du monde».

Le Musée imaginaire introduisait une surenchère si élevée, et parfois dans le ton si inattendue et excessive, qu'aucune discipline ne pouvait s'ajuster à ses propositions, mais en recevait fatalement – et souvent par contradiction – un stimulant. Deux grandes idées parcourent et unifient cette étonnante construction, qui n'a cessé d'ailleurs de se refaire, de se compliquer, de se retourner sur elle-même d'un ouvrage à l'autre, jusqu'aux tourments bizarres de La Tête d'obsidienne (1974). La première de ces lignes directrices, qui a donné son titre et son sens au Musée imaginaire est que l'avènement de la photographie parmi les médias culturels change tout. Malraux a certainement eu connaissance par son ami B. Groethuysen de l'article, aujourd'hui classique, de W. Benjamin sur L'œuvre d'art à l'époque de la reproduction mécanique (1936), c'est-à-dire sur la nouvelle circulation des œuvres par l'image indirecte, qui change le statut de l'artiste et supprime l'«aura» de l'œuvre. Malraux tire de cette constatation une vue toute contraire, à savoir la lente et invincible coagulation d'une galerie universelle, où se multiplient les rencontres, et donc les trouvailles : «Chardin, désormais, ne combattra plus Michel-Ange désarmé».

Les savants ont été d'ordinaire flattés de voir leurs travaux intégrés à ces développements «littéraires», mais déconcertés de l'exaltation avec laquelle Malraux découvrait la situation aventureuse provoquée par le «musée imaginaire» : l'éclairage change la nature d'une sculpture romane, l'agrandissement conjugue une miniature avec un vitrail, «la reproduction a créé des arts fictifs». C'est qu'au-delà d'une universalisation de fait, le Musée imaginaire permettait de mettre en évidence l'enchaînement entre tous les arts, les liaisons historiques ou idéales entre les formes, bref, de dévoiler la succession ou la concurrence des styles comme l'ordre des «Métamorphoses». Le mot a pris une importance croissante dans le discours de Malraux, avec une insistance anxieuse, quand il aborde l'art moderne. Que comprenons-nous vraiment de tant d'objets, venus du fond des âges ou recueillis de notre propre sol, qui nous étonnent et parfois nous fascinent ? Pour Malraux, nous en comprenons ce qu'ils nous inspirent; cette conclusion d'un subjectivisme radical, qu'aucun historien ne peut suivre, est, en effet, ce qui convient à l'art moderne et peut éclairer sa pratique et ses aventures. Et le dernier héros sur lequel Malraux n'a plus cessé de revenir, parce qu'il a incarné cette joie et ce tourment de récupération insatiable, c'est finalement son «ami» Picasso, «habité par la métamorphose plus profondément que par la mort».

Dans les derniers volumes qui viennent de se succéder : L'Irréel (1974), L'Intemporel (1976), Malraux a tenté d'ordonner la matière de ses traités dans une perspective plus simple, plus monumentale, moins trouble. Au principe du «sacré» qui vise l'éternel, succède, à la Renaissance, l'imaginaire, qui implique un rêve d'immortalité; et, depuis Delacroix et Manet, l'agnosticisme de notre civilisation fait de l'art devenu autonome et souverain une force qui ne connaît plus ni surmonde ni histoire, et se noue en quelque sorte sur elle-même. Il n'est pas sûr que l'on cerne bien ainsi le développement des derniers siècles. Ces grandes articulations apparaissent dans le lent mouvement d'un style plus sourd comme le commentaire poétique d'un «musée personnel» aux ouvertures innombrables. «Ce n'est pas plus une histoire de l'art que La Condition humaine n'est un reportage sur la Chine.

Au moment où cet homme extraordinaire s'éloigne à jamais, les derniers chapitres de son dernier livre prennent un relief pathétique, qui le grandit. Ils annoncent avec une vigueur impitoyable la fin du «musée imaginaire» détrôné comme agent suprême de la culture par l'«audio-visuel», la nouvelle forme des médias; le génie de Malraux en discerne l'avenir dans des débuts qui ne dessinent encore qu'une préhistoire. L'écran, puisque c'est de lui qu'il s'agit, accélère, réunit, prolonge et peut ramener des configurations mentales qu'on croyait disparues : «Le téléspectateur couche avec une réincarnation plutôt qu'avec un fantôme…» Ces pages visionnaires sont plus denses et souvent plus humaines que bien des sociologies de la culture.

Dans cet acte (inachevé) de lucidité, Malraux a été merveilleusement fidèle à son rôle. Personne n'a saisi et exposé comme lui l'investissement de la pensée par les images et les objets. Personne n'en a plus généreusement et librement joué. Toujours épris du grandiose, il engagea avec Georges Salles la maison Gallimard à publier une collection : «L'Univers des formes» qui a été l'honneur de l'édition française depuis 1960. Il s'en occupait beaucoup avec la gentillesse et la bonne grâce qu'il savait avoir. Il faut l'avoir vu au milieu des photographies encombrant le bureau ministériel, comme s'il entreprenait une immense réussite. Il avait heureusement aussi en partage ce don, qu'il attribuait à Picasso, de la «surprise émerveillée». C'est peut-être le grand bénéfice de cette vie de familiarité avec l'art.


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