Image of «Les Nouvelles Littéraires», 27 octobre – 2 novembre 1975, n° 2504, p. 2. R. M. Albérès : «Malraux des temps héroïques au “temps des limbes” – Dialogue au sommet». Hôtes de passage d'André Malraux, Gallimard, 236 pages.

«Les Nouvelles Littéraires», 27 octobre – 2 novembre 1975, n° 2504, p. 2. R. M. Albérès : «Malraux des temps héroïques au “temps des limbes” – Dialogue au sommet». Hôtes de passage d'André Malraux, Gallimard, 236 pages.

Les Nouvelles Littéraires, 27 octobre – 2 novembre 1975, n° 2504, p. 2.

M. Albérès : «Malraux des temps héroïques au “temps des limbes” – Dialogue au sommet».

Hôtes de passage d'André Malraux, Gallimard, 236 pages.

 

Après Gide, maître à penser – et maître à vivre ironiquement un (faux) alibi d'exigence morale (ou immorale) – Malraux reste chronologiquement le second gourou du vingtième siècle. Comme un siècle littéraire comporte trois générations de trente-trois années, nous attendons encore, en 1975, le troisième gourou. Je souhaite vivement que le lecteur qui connaît son nom m'envoie un télégramme. Epoque assez insipide que la nôtre, qui offre beaucoup d'excitants – le nouveau roman est ses séquelles, la linguistique, la sémantique, le structuralisme, toutes choses que j'apprécie à leur place – mais qui ne nous a pas encore révélé son prince de la jeunesse. Sans doute cherche-t-on aujourd'hui en littérature l'actualité et non la force.

Malraux eut son impact le plus fort entre 1933 et 1950. Nous savons que le Malraux d'aujourd'hui – sans oublier celui d'hier, l'auteur des Musées Imaginaires – n'est plus le Malraux des quatre grands romans que j'inscris à mon programme de Licence. Je me refuse en particulier à tenir pour un texte mineur La Voie royale, que Malraux a exclue de l'édition de la Pléiade. Je me souviens des années où il fut ministre, et où les jeunes de vingt-trois, vingt-quatre ans, qui sont mes compagnons habituels, tenaient cette fonction pour incompatible avec la grandeur sauvage et nerveuse du romancier de La Condition humaine et de L'Espoir. Comme il convenait à leur âge innocent, les plus agressifs parlaient de confortable retraite, voire de vieillissement, et, surtout, de substitution du combattant (action, anarchisme et mystique révolutionnaire) par le baron gaulliste – je dirais plutôt le Lagardère du gaullisme.

Ils reconnaissent aujourd'hui qu'ils ont eu tort. Le Malraux de Neuilly n'est pas inférieur au Malraux de Canton. Ses textes actuels n'évoquent pas l'aventure, le risque, le danger, l'érotisme du combat, la révolution et Viva la Muerte, mais ce n'est pas Malraux qui a vieilli; c'est notre monde. Le monde de l'escadrille Espana était jeune aux temps de L'Espoir, l'univers français d'aujourd'hui a atteint l'âge d'une maturité prudente. Voulez-vous me dire où, depuis 1945, le Malraux de 1923-1938 aurait pu trouver sa royauté et son drame fraternel ? Ni l'Indochine, affaire mal engagée, ni l'Algérie, – tragédie réelle et combien ressentie, mais qui ne trouvait pas de solution combattante – ne pouvaient le solliciter. Le Malraux héroïque, on l'a vu à nouveau lorsque le Bengladesh était, avec Israël, le seul pays qui eût besoin de courage inutile, de volontaires. Que le Bengladesh ait triomphé avant l'arrivée du corps franc ne réduit pas la signification de l'événement et Malraux affirmait que s'il n'était plus en âge de piloter un char, il pouvait encore diriger les opérations depuis la tourelle.

Il n'est pas hasardeux que ce nouveau livre, Hôtes de passage, vienne s'insérer dans un cycle que Malraux appelle Le Miroir des limbes. Le sens de ce titre d'ensemble, qui réunit Les Chênes qu'on abat, La Tête d'obsidienne et Lazare, avec les Antimémoires, nous est donné à la dernière page du texte que Malraux publie aujourd'hui . «Je suis un homme de ce drôle de temps, je te dis ! répète Max (…) Le temps des limbes». C'est l'expression «drôle de temps» qui me frappe. Elle rappelle la «drôle de guerre». Par rapport à l'époque vivante et tragique des guerres civiles exemplaires, Chine ou Espagne, qui firent le Malraux du temps des héros, nous vivons un autre temps, qui n'est plus celui des luttes, mais celui des contacts. Aux guerres, civiles ou non, ont succédé les entrevues avec des «hôtes de passage», au point qu'aujourd'hui le Portugal n'est pas «soigné» par l'envoi de «conseillers techniques» mais par ces «entrevues» qui sont la nouvelle forme de la méditation des problèmes nationaux et politiques. 

Chez Malraux, le cycle qui va des Conquérants à L'Espoir – ou même au Temps du mépris, œuvre mineure parce qu'elle ne repose pas sur une expérience vécue – était le cycle de l'héroïsme militant, lucide et mystique, si ces trois termes peuvent aller ensemble. Ils allaient alors ensemble, le Malraux de 1923-1938 l'a prouvé. Et pourtant, dès 1945, Malraux publiait à Genève Les Noyers de l'Altenburg : après un bref épisode de guerre, la fosse antitank, la guerre cédait la place au colloque. Le nouveau cycle du Miroir des limbes va de soi aujourd'hui dans un monde où le jeu des forces a changé de style, puisqu'il évite l'affrontement des combats en faveur des «prises de position morales» de chaque pays – je préfère cette périphrase au terme éculé d'idéologie. C'est bien depuis 1945 que Malraux a remplacé les romans d'aventure et de guerre par des livres où il médite le destin culturel des peuples et des civilisations. En ce sens, toute son œuvre de critique d'art – ce cheminement dans les musées imaginaires qui dépasse largement la critique d'art par une découverte des expressions culturelles de l'homme et de la planète, qu'elles soient contemporaines comme la négritude et l'hindouisme, ou qu'elles viennent du fond des âges – annonçait déjà la méditation sur les peuples dans Antimémoires ou dans Hôtes de passages.

 

Reportage et mystique

C'est dans cette aventure parmi les arts qu'est né le style fulgurant que l'on connaît, et qui a fait en particulier, du livre que nous avons aujourd'hui entre les mains, un recueil de réflexions, mais aussi de raccourcis, de formules frappantes. Ne croirait-t-on pas que, comme de Gaulle mémorialiste, l'auteur des Antimémoires s'est forgé une langue tacitéenne, comme dans ses romans il avait fondé un style nerveux où se mêlaient reportage et mystique ? Hôtes de passage, c'est Malraux agissant par dialogues, et je ne caricature pas ce texte en employant le terme de «dialogues au sommet». Mais si les Antimémoires faisaient apparaître Mao et tels grands chefs de la planète, Hôtes de passage est peut-être plus familier : de grands personnages, comme Léopold Sédar Senghor, mais aussi des rencontres plus amicales, comme celle de Georges Salles, directeur des Musées, ou comme Max, le camarade d'Espagne. Voici donc l'exemple-type du dialogue entre les civilisations, qui a succédé chez Malraux à l'héroïsme de 1923-1938. Trois «rencontres» dans ce livre, qui reste tout aussi planétaire, et peut-être même davantage encore, que les romans de l'époque du terrorisme ou du combat anti-fasciste : Léopold Senghor, président de la République du Sénégal, une voyante hindoue mystique, Madame Khodari, à travers laquelle se profile l'image de Gandhi, et Max Torrès, ancien compagnon de la guerre d'Espagne, qui converse à Neuilly avec notre «contemporain capital», tandis qu'éclate et se diffuse la révolution de mai 68.

Ainsi trois thèmes composent l'ouvrage : l'affirmation culturelle de la négritude, la décolonisation de l'Inde (l'Asie n'a cessé de tenter Malraux depuis la Tentation de l'Occident), et le souvenir du grand affrontement espagnol de 1936, qui se réactualise avec la visite d'un ancien républicain espagnol, au moment même où Malraux, en 1968, reçoit les télex qui lui annoncent la marche de plus d'un millier d'étudiants insurgés, auxquels s'ajoutent, vingt-quatre heures plus tard, un millier d'enseignants.

 

«L'Espoir» du XXe siècle

Dans ces trois rencontres, trois indications capitales : le président Senghor, avec «dix mille possédés de toutes les tribus (…) du Cameroun», dansant «chaudrons de cuivre sur la tête, chevaux écrasés par des caparaçons cubistes» : non pas un Etat libre, mais, davantage encore, toute une civilisation à déchiffrer. Deuxième avertissement de Malraux à la culture parisienne qui contemple son nombril, même depuis qu'il a cessé d'être le nombril du monde; l'Inde nouvelle et l'Inde éternelle; une seule fois dans l'Histoire, un pont a été tendu entre elle et la civilisation occidentale, par Alexandre le Grand. On voit que derrière tout texte de Malraux ne cesse de se manifester ce frémissement historique qui crée les rapprochements les plus inattendus. Malraux ou l'Histoire en morceaux. Malraux ou le seul occidental qui ait compris que rien ne sera fait par l'O.N.U., mais que tout doit être préparé pour une fédération des cultures. C'est à Senghor qu'il prête ces propos : «Depuis trente ans (…) je prône les civilisations métisses. Nous devons créer ensemble un grand type métis culturel, comme l'ont été l'égyptien, l'indien, le grec». Voilà le grand secret de Malraux depuis la Tentation de l'Occident : la révélation des civilisations et de l'Histoire non comme des créations éparses, mais plutôt comme une affirmation des syncrétismes, toute grande civilisation étant un syncrétisme : la Grèce antique dut beaucoup à son ennemie la Perse, la civilisation carolingienne au métissage des Romains et des «barbares». Le troisième point du dialogue culturel au sommet est l'intervention de Max, l'Espagnol réfugié, qui tient à la fois de Malraux par ses vues, et de Clappique par son langage. On trouve là un problème plus familier aux Français à courte vue : l'indéfinissable équilibre européen.

Questions politiques ? Non. Au-delà de la politique. La politique au sens strict du terme, est, et ne peut être, qu'à courte vue, comme je viens de le dire. Il n'en est pas de même de la confrontation culturelle, qui est aujourd'hui, comme le fut autrefois le combat, le domaine privilégié de Malraux le voyant. Aux subsides et aux armes, les peuples nouveaux préfèrent la compréhension.

Je cite Senghor : «Nous venons de loin, mais pas du tout de l'état d'enfance que nous prêtaient les coloniaux ! (nous venons) de la communion avec le monde». Je cite la pythonisse que Malraux a reconnue comme interlocuteur valable en Asie : «Qu'importe de s'unir aux dieux, si l'on emplit les rêves des hommes». Je cite Max Torrès, le démocrate communisant espagnol, qui récuse «l'Histoire en tant que Dieu», et, par suite, marxisme et franquisme.

En dialoguant avec les «hôtes de passage» que sont ici les Africains, les Hindous, les Européens irrédentistes comme l'Espagnol anti-franquiste, Malraux n'est pas infidèle au mythe du héros qu'il avait – lui seul – créé entre les deux guerres. Il le traduit plutôt en termes actuels, dans cette confrontation-métissage des civilisations qui est notre «espoir» d'aujourd'hui. Et je me souviens que, dans un entretien télévisé, en 1972, Malraux avait dit : «Lorsque Picasso découvrit l'art nègre, ce n'était pas Picasso qui interrogeait l'art nègre, c'était l'art nègre qui interrogeait Picasso». Hôtes de passage ne fait que reprendre cette étonnante objurgation : ce n'est pas à nous d'interroger les peuples nouveaux. Ce sont les peuples nouveaux qui nous interpellent.


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