«L'Express», 16 avril 1959, p. 3. L'éditorial de J.-J. Servan-Schreiber : «Malraux et la grandeur»

L'Express, 16 avril 1959, p. 3.

L'éditorial de J.-J. Servan-Schreiber : «Malraux et la grandeur»

 

La grandeur. Ce qui restera de la Ve République, lorsqu'elle aura achevé sa trajectoire, c'est ce signe-là, cette marque : la grandeur. Comme la IVe de Queuille, Pleven, Mollet, passera à l'Histoire sous la tête de chapitre, inventée par l'un d'entre eux : «immobilisme».

On dira : pratiquement, quelle différence ? Il y en a. Nous avançons. Nous franchissons une étape, quoi qu'il paraisse, vers la réalité. En dehors de de Gaulle, dont les discours qui sont toujours un plaisir pour l'oreille ne nous apportent plus grand-chose, il y a un homme, dans ce régime, qui nous fait bondir – en avant – chaque fois qu'il prend la parole, c'est André Malraux. Il nous aide énormément à comprendre de quoi il s'agit.

La flèche indicatrice, c'est Malraux. Avec de Gaulle, dont il est vraiment le seul complice historique, le seul harmonique dans le personnel du régime, il vit l'aventure de la Ve, il y croit, il l'incarne. Et, comme il sait s'exprimer, il nous la traduit.

En écoutant Malraux, hier ministre de l'Information, aujourd'hui ministre de la Culture, aujourd'hui comme hier porte-parole de l'idéologie gaulliste, on apprend, on déchiffre; on progresse dans l'intelligence du régime.

Malraux vient de parler. C'est la troisième fois, après sa conférence de presse de juin dernier et le discours de la place de la République. Ni la politique algérienne, ni la Constitution, ni la réforme des théâtres nationaux ne resteront comme des monuments; mais les exposés des motifs, dont, chaque fois, Malraux trouve ainsi l'occasion, seront les textes sur lesquels on se penchera pour comprendre ces quelques années d'Histoire de France.

Au sens noble

Le théâtre français, a dit Malraux, doit reprendre «la mission que j'ai définie jadis en disant qu'elle était sans doute de donner conscience à tous les hommes de la grandeur qu'ils ignoraient en eux». Ainsi «tenterons-nous d'accomplir le rêve de la France : rendre la vie à son génie passé, donner la vie à son génie présent et accueillir le génie du monde… ».

Grandeur et rêve. Rêve – au sens noble, au sens de mission, de foi, de but inscrit dans le ciel et projeté sur l'avenir. Rêve, au sens où Malraux lui-même l'avait dit déjà en juillet dernier en s'adressant, pour leur faire comprendre la France gaulliste, aux correspondants de la presse étrangère : «Je sais que quand la France ne rêve pas, elle va bien mal

Bon. Il serait facile de faire de la polémique, bien cinglante et bien démagogique, autour de cette notion de «rêve». Bien sûr, en employant des mots comme celui-là – comme de Gaulle avec son «féal» – Malraux se rend vulnérable, et méritera toujours, de notre part qu'on essaye de le comprendre et non pas qu'on contribue à le ridiculiser. Notre génération, chacun de nous peut en témoigner, a une dette envers lui.


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