L'Express, 21 novembre 1957, p. 17-20.
Françoise Giroud : «La métamorphose d'André Malraux»
Les passants qui longent l'avenue silencieuse entre deux haies d'arbres où réside André Malraux, peuvent, en levant la tête, apercevoir tôt le matin, tard dans la nuit, la silhouette d'un fauteuil austère qui se détache sur fond blanc, derrière une baie vitrée. Et dans ce fauteuil, un homme assis. Malraux au travail.
Du temps qu'il menait le combat politique auprès du général de Gaulle, quelqu'un a tiré, un jour, de l'avenue. La balle a effleuré le volet. Le trou est encore visible. Il y a longtemps que les balles giclent autour de lui sans l'atteindre.
Son bureau forme une sorte d'alcôve au fond d'une pièce immense haute et nue que barre d'un rectangle le piano à deux mâchoires en bois clair, construit par Pleyel pour sa femme. Quelques sculptures précieuses, dont les socles semblent fichés dans le sol comme des arbres qui auraient poussé là tout naturellement, créent un paysage plutôt qu'elles ne tirent l'œil.
Dans cette oasis blanche, trois sièges amicaux recueillent le visiteur prompt à chercher un objet qu'il sente à sa taille. Puis il y a le verre de whisky qu'on lui met aussitôt dans la main et le paquet de cigarettes qu'on lui tend en demandant : «Vous jouez à ça ?», et une jeune femme brune qui monte un escalier tout au bout là-bas, en courant, et une voix d'adolescent un instant perçue avant qu'une porte ne se ferme. Et le décor se met à ressembler complètement à l'homme qui l'habite : immense, insolite et tout de même chaleureux. Quelque chose comme un feu crépitant dans une gigantesque cheminée de marbre.
A 56 ans, André Malraux appartient déjà, plus que tout autre écrivain de sa génération – et même de la précédente – à la légende. Vingt longues études lui ont été consacrées. Plus qu'il n'en a écrit lui-même au cours d'une existence opaque que l'action révolutionnaire, la création romanesque et l'exploration des civilisations anciennes ourlent d'une tresse dont le public perçoit tantôt le fil rouge, tantôt le fil noir, tantôt le fil or.
Il est depuis trente ans, aux lettres françaises, comme une pierre éclatante portée à la main gauche et qu'il serait impossible de faire monter avec les autres bijoux de la famille. Singulier et irréductible à quelque commun dénominateur.
Pendant de longues périodes, il disparaît. Alors on demande : «Mais où est Malraux ? Que fait Malraux ? A propos, quel âge a Malraux ?»
Son nom n'habite plus les mémoires, ne brille plus que dans les bibliothèques, et puis soudain il resurgit. On le croyait en Perse, il est à Boulogne. Et avant même que son prochain livre soit mis en vente, le premier tirage est épuisé par les commandes enregistrées chez Gallimard pour un ouvrage d'accès difficile vendu 5.000 francs. La Métamorphose des Dieux, 422 pages illustrées, consacrées au langage de l'art, à ce monde des images dont la foule contemporaine attend humblement qu'il lui fournisse une réponse à l'interrogation dont elle souffre : quelle est la signification de l'homme ?
C'est donc le fil or de la tresse qui va briller. Et il faut avoir lu bien mal le Malraux romanesque pour ne l'avoir point perçu qui se mêlait au fil noir.
Il écrivait déjà, à 29 ans, dans La Voie royale :
«Ce qui m'intéresse, comprenez-vous, c'est la décomposition, la transformation des œuvres d'art, leur vie la plus profonde, qui est faite de la mort des hommes. Les musées sont pour moi des lieux où les œuvres du passé, devenues mythes, dorment – vivent d'une vie historique – en attendant que les artistes les rappellent à une existence réelle. Et si elles me touchent directement, c'est parce que l'artiste a ce pouvoir de résurrection.»
Et il prête au personnage qui tient ce propos devant le directeur, triste, de l'Institut français de Singapour, cette pensée :
«Il me prend pour un amateur de théories. Il est blafard, l'abcès au foie sans doute; il me comprendrait tellement mieux s'il sentait que ce qui m'attache là c'est l'acharnement des hommes à se défendre contre leur mort par cette éternité cahotée, si je reliais ce que je lui dis à son abcès.»
Sans doute n'est-il jamais tout à fait parvenu à relier ce qu'il dit de l'art à notre «abcès au foie» individuel. Sinon, il ne se trouverait pas aujourd'hui tant de lecteurs, passionnés du jeune Malraux pour croire à une césure dans son œuvre, et qui cherchent à comprendre par quelle métamorphose, le révolutionnaire de La Condition humaine, le combattant de L'Espoir et du Temps du mépris, le romancier de la Chine en fusion, de l'Espagne en agonie, de l'Allemagne bourreau, est devenu l'exégète hautain des civilisations perdues et retrouvées.
Mais il n'y a pas de césure. Dans chacun de ses sept romans, quelques lignes en témoignent.
Dans la préface du Temps du mépris, en 1935 :
«On peut aimer que le sens du mot art soit : tenter de donner conscience à des hommes de la grandeur qu'ils ignorent en eux.»
Et, dans L'Espoir, ce dialogue :
Scali : «L'art est peu de chose en face de la douleur. Aucun tableau ne tient en face des taches de sang.»
Alvéar : «La douleur devient moins émouvante quand on est assuré qu'on ne la changera pas.»
N'espère-t-il donc plus, lui, Malraux, la changer pour qu'à ses yeux les tableaux «tiennent» en face des taches de sang, au point qu'il engloutisse toutes les heures de sa vie depuis dix ans dans des travaux sur l'art, à l'heure de Budapest et de l'Algérie ?
On peut lui poser la question, à condition de l'approcher, ce qui est impossible ou simple. Jamais difficile.
Impossible dans la mesure où il ne voit personne. Le général de Gaulle, qu'il rencontre régulièrement, de très rares amis dont aucun ne peut se prétendre familier, quelques camarades de combat – ceux d'Espagne où il fut en 1936 l'organisateur et le chef de l'aviation étrangère au service du gouvernement républicain espagnol – ceux de la Résistance qu'il fit, des maquis de Corrèze à la prise de Stuttgart, après une épopée dont certaines scènes semblent tout droit sorties de l'un de ses livres. (Et l'une de la vie de Dostoïevski.)
Devant le peloton d'exécution
Après avoir fait sauter quelque train à la dynamite à la tête d'un groupe solidement organisé de maquisards qui ignoraient son nom, mais avaient reconnu en lui le chef, il fut grièvement blessé aux jambes et capturé par un élément de la division Das Reich. Les papiers d'identité qui le donnaient pour Colonel Berger étaient si manifestement faux qu'en face des officiers allemands chargés de l'interroger, il se fit connaître, pour gagner du temps. Dans les pièces voisines, à droite et à gauche de celle où il gisait à terre, blessé, on torturait, toutes portes ouvertes.
L'un de ses interlocuteurs voulut lui offrir, en qualité de prêtre, son réconfort spirituel. Malraux l'interrogea sur saint Augustin – dont la pensée lui est aussi familière que l'art de lancer des grenades, mais qu'est-ce qui ne lui est pas familier ? – et soutint une longue discussion sur la Cité de Dieu, la grâce et la prédestination où l'autre, ébloui autant qu'écrasé, perdit le sens de l'heure comme de la situation.
Vint tout de même le moment où, faute de pouvoir le faire parler sur des sujets plus brûlants, il fut placé, face à un mur, un peloton d'exécution derrière lui, armes épaulées. Il attendit. Rien. Il se retourna. Puisque le simulacre d'exécution n'avait pas eu raison de lui, on allait trouver autre chose.
Mais le ciel épargna aux Allemands le crime d'avoir tué Malraux. A la prison de Toulouse où il attendait la mort ou la déportation, les Allemands l'oublièrent, dans leur hâte à se replier après le débarquement. Libéré par les femmes des autres prisonniers, il réussit à rejoindre ses hommes. Des trois frères Malraux – André, Roland et Claude – engagés dans la résistance, il est seul qui ait survécu.
Quelques semaines après, il vivait ce que sa mémoire a enregistré comme l'un des grands moments de son existence : commandant de la brigade des volontaires Alsace-Lorraine, il passait en revue huit mille prisonniers allemands. La brigade Das Reich. Et le destin, qui sait toujours reconnaître les siens, fit du colonel André Malraux le premier Français qui pénétra, le 24 novembre 1944, dans la cathédrale de Strasbourg délivrée.
C'est seulement après la Libération qu'il fit la connaissance du général de Gaulle. Si la rencontre n'a jamais été racontée, ce n'est pas qu'elle comporte quelque mystère, mais, au contraire, qu'elle n'en comporte point. D'une vie où foisonne le spectaculaire, André Malraux semble avoir élagué jusque dans ses souvenirs les scènes «plates» comme un auteur dramatique élimine dans une pièce qu'il polit les longueurs et les transitions. Plutôt l'ellipse, où chacun peut mettre ce qu'il veut imaginer.
Ces grands pans d'ombre qui rayent sa biographie entre deux situations privilégiées, et que personne ne pourra plus jamais percer, peut-être qu'ils ne dissimulent rien. Ces versions multiples qui circulent à propos de tel ou tel incident, il ne les a pas fait naître. Elles se sont formées spontanément, comme il s'en forme toujours autour des personnages dont les exploits font rêver. Et qu'importe, si elles lui vont bien ! Si elles s'insèrent bien dans la geste dont il se veut le moderne héros et dont l'écho se transmet déjà d'une génération à l'autre !
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Dans le même numéro de L’Express, un encart en couleur propose une préoriginale de «L’Introduction à La Métamorphose des dieux».