Image of «L'Humanité», 24 novembre 1976, n° 10034, p. 1, 11, 12.  André Wurmser : «André Malraux, acteur et témoin des tumultes du siècle». Claude Prévost : «Malraux romancier ou le romantisme révolutionnaire». Jean Mauriac : «Malraux et de Gaule».

«L'Humanité», 24 novembre 1976, n° 10034, p. 1, 11, 12. André Wurmser : «André Malraux, acteur et témoin des tumultes du siècle». Claude Prévost : «Malraux romancier ou le romantisme révolutionnaire». Jean Mauriac : «Malraux et de Gaule».

Jean Mauriac 

Malraux et de Gaulle

Jean Mauriac, rédacteur en chef adjoint de l'Agence France-Presse (dont il est l'un des collaborateurs depuis 1944, est, sans doute, l'un des mieux placés pour traiter des rapports entre Malraux et de Gaulle. Fils de François Mauriac, dont on sait les liens avec «l'homme du 18 juin», il fut en outre accrédité auprès de la Présidence de la République (de 1959 à 1969) et suivant à ce titre tous les déplacements du général, en France et à l'étranger, il a été à même d'apprécier les relations entre les deux hommes. C'est donc le récit exclusif d'un témoin privilégié appartenant à une autre famille d'esprit que la nôtre. Nous nous honorons de le publier ici.

 

Le souvenir d'André Malraux est inséparable de celui du général de Gaulle. Depuis la Résistance, depuis plus de trente années, Malraux a lié son destin à celui de De Gaulle. Et ce n'est pas le moindre de ses mérites que cet homme d'extrême-gauche, qui fut pauvre et pourchassé et condamné, ce compagnon des communistes, cet admirateur de Trotsky, ce révolutionnaire de la guerre d'Espagne, ce maquisard, ce combattant de la brigade Alsace-Lorraine, ait décidé de servir l'ancien chef de la France Libre, mais aussi le président du gouvernement provisoire de la République, le chef du R.P.F., le président de la Cinquième République, de s'identifier à lui, complètement, sans la moindre arrière-pensée. Oui, Malraux a apporté à de Gaulle son aura de combattant révolutionnaire. Et c'est le révolutionnaire que le Général aimait d'abord en Malraux, sans doute parce qu'il se savait lui aussi – sur un autre plan, bien sûr – de la même espèce. «Le seul révolutionnaire, c'est moi !» a dit de Gaulle, un jour.

Les deux hommes se sont connus au début d'août 1945. La première rencontre, qui scella l'alliance, se tint rue Saint-Dominique, au ministère de la Guerre, où, depuis la Libération, le général de Gaulle était alors installé. Les adieux ont lieu à Colombey : le dernier tête-à-tête entre «un grand héros de l'Histoire» et «un grand artiste» se déroule le 11 décembre 1969, en un après-midi ténébreux d'hiver, dans cette maison de la Boisserie silencieuse, cernée par les forêts et les champs enneigés.

De cet entretien est né un grand poème tragique, le plus beau peut-être des livres de Malraux, Les Chênes qu'on abat : deux voix, deux chants alternent sur le thème de la mort, alors si proche pour de Gaulle : «Mon Général, pourquoi faut-il que la vie ait un sens ? La mort, vous savez ce que c'est ?» Et de Gaulle répond : «La déesse du sommeil. Le trépas ne m'a jamais intéressé…» Et il ajoute, parodiant Staline : «A la fin, il n'y a que la mort qui gagne…»

A la vérité, les deux hommes, hantés par la mort, se ressemblaient étrangement. Philippe de Gaulle a dit : «Malraux était, pour mon père, un vieux compagnon qui lui avait apporté son génie propre. Ils avaient un point commun qui était d'être poètes tous les deux…» Une autre fois il avait déclaré : «Malraux et mon père étaient, tous deux, habités par la même passion de l'homme, de son génie, par la passion de la condition humaine. L'un et l'autre n'appartenaient à personne. Il y avait en eux la reconnaissance d'un génie mutuel. Seule la croyance en Dieu les séparait…»

Est-ce vrai ? Malraux pensait-il que le général de Gaulle n'avait pas la foi ? «Il a fort peu cité Dieu, a-t-il écrit, et pas dans son testament. Jamais le Christ. Sa communion à Moscou est claire : il témoigne…» Mais l'auteur de La Condition humaine ajoute : «Je crois sa foi si profonde, qu'elle néglige tout domaine qui la mettrait en question. C'est pourquoi mon agnosticisme ne le gêne pas… Sa foi n'est pas une question, c'est une donnée, comme la France.»

Entre ces deux rencontres, les deux hommes ne se sont pas quittés. En 1945, Malraux est attaché au cabinet du général de Gaulle, puis ministre de l'Information, c'est-à-dire porte-parole du Général. «Le couple de Gaulle-Malraux, écrira Jean Lacouture, se forme sur la base de conceptions voisines de l'Histoire, d'une éthique et plus encore d'une esthétique communes de la vie publique, d'une estime venue de solitudes également impatientes d'une “grande querelle” à soutenir.»

Après le départ du pouvoir du général de Gaulle en 1946, Malraux demeure à ses côtés. Il est là, au balcon de l'hôtel de ville de Strasbourg, quand de Gaulle lance le R.P.F. Le voici, dès lors, l'inspirateur du Général, l'organisateur de toutes les cérémonies gaulliennes, haranguant les foules au Vel' d'Hiv', sous les projecteurs, penché sur le micro, lançant ses longues périodes d'apocalypse, d'une voix d'outre-tombe. (François Mauriac note à cette époque : «Je crois à André Malraux assez de superbe pour qu'il considère Charles de Gaulle comme une carte de son propre jeu…»)

La «traversée du désert» arrive, après l'échec du R.P.F. Ainsi Malraux baptisa ces cinq années de silence au cours desquelles il fut parmi les rares demeurés fidèles au général de Galle et croyant toujours à son retour.

En juin 1959, il était nommé ministre d'Etat chargé des Affaires culturelles. Pendant dix années, il régnera sur les lettres et les arts, les monuments et les musées, parcourra le monde, ordonnera les grandes cérémonies funèbres. Dans le gris, le froid, la brume d'une matinée de novembre, aux côtés de De Gaulle – enveloppé d'une immense capote kaki qui lui bat les talons – la voix rauque et brisée de Malraux s'élève devant le Panthéon, lors du transfert des cendres de Jean Moulin : «Entre ici Jean Moulin, avec ton terrible cortège… Entre, avec le peuple né de l'ombre et disparu avec elle – nos frères dans l'ordre de la nuit.»

Malraux, le 27 avril 1969, suit le général de Gaulle dans sa retraite. Il affirme alors que le Général s'est lancé dans l'aventure d'un référendum qu'il savait perdu d'avance pour avoir l'occasion de quitter le pouvoir : «De Gaulle a voulu être battu ! Il a cherché l'ingratitude…»

Les malheurs alors continuent à s'abattre sur Malraux. Josette Clotis, sa compagne, était morte. Ses deux fils, Vincent et Gauthier, tués dans un accident de voiture. Le 26 décembre 1969, Louise de Vilmorin meurt à Verrières. Le lendemain, le général de Gaulle écrivit à André Malraux. Ce fut la lettre la plus brève qu'il reçut et, pour lui, la plus émouvante : «Dans votre peine, je pense à vous. Fidèlement. Charles de Gaulle.»

Quelques mois plus tard, le général de Gaulle lui rendait hommage dans ses Mémoires d'Espoir. Tout ce qu'il doit à Malraux est dans ces lignes prodigieuses : «La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l'impression que, par-là, je suis couvert du terre-à-terre. L'idée que se fait de moi cet incomparable témoin contribue à m'affermir. Je sais que, dans le débat, quand le sujet est grave, son fulgurant jugement m'aidera à dissiper les ombres.»

Peu de temps après, le général de Gaulle mourrait. Comme tous les Compagnons de la Libération, Malraux assista aux simples obsèques dans la petite église de Colombey. Qui oubliera son arrivée précédant de quelques instants seulement le char portant le cercueil dont le sourd grondement se faisait déjà entendre ? La famille du Général avait pris place aux premiers rangs. Derrière, seulement ceux que le général de Gaulle avait désignés dans son testament : les Compagnons de la Libération et les habitants du village. Dehors, emplissant Colombey, dans le silence, les hommes et les femmes de France. Brusquement, le portail s'ouvrit et le soleil inonda l'église : Malraux – cheveux défaits, buste incliné, manteau ouvert, la démarche saccadée, l'air égaré – suivi de Romain Gary, qui avait revêtu l'uniforme qu'il portait au temps de la France libre – traversa la nef. Le général Fourquet se leva et lui céda sa place. Les portes avaient eu à peine le temps de se refermer qu'elles se rouvrirent. Le grondement du char s'était tu. Les cloches du glas aussi. Dans le soleil, le long et mince cercueil du général de Gaulle porté sur les épaules de douze jeunes gens de Colombey – dont les profils de médaille se dessinaient sur les couleurs du drapeau – pénétra lentement. Dans l'assistance figée, personne n'osa tourner la tête.

Un jour, à Verrières, dans le fumoir, Malraux me raconta la scène telle qu'elle se déroula, telle qu'il l'imagina, ponctuant ses phrases de ses mains tourbillonnantes, les interrompant de ses habituels «bon», «vu», ou bien encore «montons d'un cran» : «C'étaient les obsèques d'un chevalier. Il y avait seulement la famille, l'ordre, la paroisse. Mais il aurait fallu que la dépouille du Général ne soit pas dans un cercueil, mais déposée, comme celle d'un chevalier, sur des rondins de bois…»

«La mort transforme la vie en destin», a dit un jour André Malraux.


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